François Truffaut a prouvé très tôt qu'il possédait toutes les qualités pour être l'un des auteurs les plus représentatifs du cinéma contemporain. Comme Chabrol, il admirait Hitchcock et la façon dont le maître jouait avec les psychoses et les terreurs secrètes des spectateurs. A son exemple, Truffaut aimera les hommes timides, paralysés par des appréhensions intimes, tels que le Charles Aznavour de "Tirez sur le pianiste" ou le Pierre Lachenay de "La peau douce", en passant par le personnage complexe d'Antoine, interprété par Jean-Pierre Léaud, au travers duquel il a exprimé les problèmes de l'adolescence et la perplexité du jeune adulte confronté à ses premiers amours. Truffaut jouera habilement des espaces intermédiaires, aux frontières mal définies, où les émotions se vivent en demi-teinte.

Né à Paris le 6 février 1932, il fut élevé par sa grand-mère jusqu'à ce que sa mère et son père adoptif le prennent en charge à l'âge de huit ans, ce qui ne sera pas sans provoquer des blessures qu'ils tentera d'exorciser dans un film comme Les 400 coups, histoire d'un garçon incompris et parfois maltraité. Rarement une oeuvre aura été aussi autobiographique que la sienne. Son amour pour le cinéma se manifeste de bonne heure et, à quinze ans, il crée son propre ciné-club. Il rencontre peu après le futur rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, André Bazin, qui lui ouvrira les portes de la critique cinématographique, puis du cinéma tout court. Il fut l'initiateur de " la politique des auteurs ", qu'il invitait à tourner loin des studios, dans des décors naturels, en remplaçant les dialogues trop littéraires par des échanges spontanés ou par l'improvisation et, surtout, en usant des ressources propres à l'art cinématographique qui se doit de privilégier l'image. Un de ses articles intitulé " Une certaine tendance du cinéma français ", publié dans le n° 31 des Cahiers, sera considéré comme le premier manifeste de la Nouvelle Vague.

Son entrée dans la cour des grands se fera en 1958 avec le film "Les 400 coups". Il était alors, à 26 ans, le plus jeune metteur en scène français et l'essentiel de ce qu'il avait à dire se trouvera dans ses premiers longs métrages, ce qui ne l'empêchera nullement d'en tourner une vingtaine, avant de mourir prématurément en 1984. "Jules et Jim", "La nuit américaine", "La femme d'à côté" et "Le dernier métro" comptent parmi ses chefs-d'oeuvre. Ce qui se dégage de l'ensemble de ses films est le caractère éphémère du bonheur, le rôle du destin, l'importance des femmes. Rares sont les cinéastes qui ont composé des personnages féminins aussi denses et complexes ; tantôt la femme inaccessible et idéalisée, tantôt la mangeuse d'hommes inspirée par sa mère, dont il eut à souffrir. La conception du bonheur chez Truffaut pourrait se résumer à cette phrase de Thomas Hardy : " Un accident au cours d'un long parcours douloureux ". Ce monde dépeint est essentiellement solitaire et l'art cinématographique la seule issue pour échapper à la médiocrité de l'existence, aux amours impossibles et malheureux. Sa famille idéale était représentée par les acteurs, les auteurs, les techniciens. Ne déclarait-il pas dans "La Nuit américaine" : Le cinéma règne, suprême. Dans "Le dernier métro", le théâtre remplira cet office. Truffaut y multiplie les références à deux de ses maîtres : Renoir et Lubitsch, avec le jeu toujours ambigu du réel et de la fiction, celui des apparences exalté par les masques.

En prenant pour toile de fond l'occupation allemande, il savait qu'il s'emparait d'un sujet délicat. Aussi l'atmosphère et les décors baignent-ils dans la pénombre qui exprime la tristesse et l'accablement. Seul le music-hall est là pour apporter une note de gaieté et d'insouciance passagère. Les gens aiment à venir dans les salles obscures oublier leurs soucis et leurs peurs. Truffaut a choisi à bon escient de placer le théâtre au coeur de son sujet. Marion Steiner lutte pour maintenir ouvert celui de son mari Lucas qui, juif, a dû s'enfuir, mais s'est finalement réfugié dans les caves de son propre théâtre et continue à diriger sa troupe par l'intermédiaire de sa femme. A propos de ce film, Truffaut a écrit ceci :

" En tournant "Le dernier métro", j'ai voulu satisfaire trois désirs : montrer les coulisses d'un théâtre, évoquer l'ambiance de l'Occupation, donner à Catherine Deneuve un rôle de femme responsable. Nous avons donc établi le scénario, Suzanne Schiffman et moi, en le nourrissant de détails puisés dans les journaux de l'époque et dans les mémoires des gens du spectacle. Il en résulte un film d'amour et d'aventure qui exprime, je l'espère, notre aversion pour toutes les formes de racisme et d'intolérance, mais aussi notre affection profonde pour ceux qui ont choisi le métier de comédien et l'exercent par tous les temps".

Il est certain que ce film aborde le mécanisme de défense et de résistance que chacun développe lorsqu'il est confronté à l'oppression et à l'obscurantisme. Doublement important de par son immense succès public et sa réussite artistique, il permet à son auteur de stigmatiser dans un portrait d'une rare férocité de sa part, celui de Daxiat, le collabo, les lâchetés les plus abjectes et les faiblesse humaines les plus caricaturales. D'autre part, il faut souligner le dénouement tranquillement amoral qui, à la suite de "Jules et Jim", reprend le thème du ménage à trois, celui composé par Catherine Deneuve, au faîte de son talent, partagée entre son amour pour son mari, le metteur en scène Lucas Steiner et son amant le comédien Bernard Grange, campé par un Gérard Depardieu sobre et émouvant. Ce film rend admirablement bien le climat de l'époque, superpose les thèmes sans les mêler, montre tout ensemble les angoisses et les déchirements personnels des trois personnages principaux : la femme qui doit assumer la direction du théâtre et des acteurs, le mari, condamné par la situation qui est la sienne, à vivre reclus dans une cave en suivant les répétitions depuis une bouche d'aération, enfin l'amant en proie à des sentiments contradictoires, cela dans l' atmosphère glauque et pesante d'une capitale occupée par l'ennemi. Ces thèmes son traités de façon magistrale dans une mise en scène dépouillée, presque classique. Le film n'obtint pas moins de 10 Oscars, dont ceux du meilleur film et du meilleur scénario. La fin est surprenante et prouve le savoir-faire éblouissant de Truffaut. Alors que Bernard a quitté Marion après lui avoir avoué son amour, nous le retrouvons avec elle, bavardant dans un hôpital. Mais nous comprenons qu'il s'agit d'une scène de théâtre en voyant le rideau se baisser et Marion saluer le public entre Lucas et Bernard... peut-être un clin d'oeil à Sacha Guitry ?
abarguillet
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le 1 août 2013

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