Critique rédigée en avril 2020


Le portier vieillissant d'un grand hôtel (Emil Jannings), dont la force et l'efficacité déclinent, se retrouve réduit à un poste moins prestigieux et plus dissimulé : celui de gérant de la propreté des toilettes du même hôtel. Par conséquent, cet homme se voit contraint de rendre le costume boutonné qui faisait sa fierté au moment du mariage de sa fille. Rabaissé par son entourage, le dos courbé, sa quête de reconnaissance va le mener vers un milliardaire cardiaque...


A mi-chemin entre les deux principaux courants cinématographiques allemand des années 20 (l'expressionnisme et le Kammerspiel), Le Dernier des hommes est l'aboutissement de l'oeuvre de F.W. Murnau: une fiction tournée quasi-sans intertitres, et racontant une histoire en apparence la plus mince et modeste qui soit sur l'intégration et la reconnaissance de la société.


Comme nous avons pu le voir précédemment avec Nosferatu le vampire, la mise en scène et le montage de Murnau relèvent de questionnements sur les structures universelles de compréhension du monde social. Sans dialogues aucun, l'intrigue repose exclusivement sur la direction d'acteurs, le jeu expressionniste des décors et les ingénieux mouvements de caméra autonomes qui, tour à tour, accompagnent et abandonnent notre protagoniste dans son désarroi.


Au seuil des dix minutes phares du métrage,


le renvoi du poste de portier l'amenant à la réduction de son statut professionnel,


...nous pouvons interroger le possible double sens du titre : Le Dernier des hommes, cela peut à la fois signifier, le plus infortuné -celui qui est placé en bas de l'échelle sociale, dont l'âge scie petit à petit les barreaux- (avec une référence à portée biblique : "les derniers sur Terre seront les premiers au Paradis"), mais aussi le dernier Homme à l'état brut, celui qui demeure humain, tandis que les autres autour de lui auraient cessé de l'être.


Sur l'ensemble du film, on notera un rythme très lent, la durée importante de certains plans (autour du feu, la porte-tourniquet, l'hôtel, les dîners) et la rareté de l'action. Cette lenteur symbolise la condition pour que l'on éprouve, au rythme lent du vieux portier, le drame personnel subi. Nous pouvons ainsi l'intrigue au rythme d'un vieil homme, plutôt qu'au rythme rapide et (contre-)productif du grand hôtel. Egalement, cette lenteur est relative à la condition difficile pour que notre regard de spectateur puisse interroger les images suffisamment longtemps pour en voir surgir toutes les richesses de composition, toutes la moëlle du propos, au-delà de son simple contenu informationnel immédiat.


Ce qui se déroule sous nos yeux, c'est avant tout un mécanisme socio-économique : on remplace un employé (remplaçant lui-même l'ancien responsable des toilettes, se retirant conséquemment dans un endroit encore plus retiré du monde) par un autre employé afin d'améliorer le fonctionnement de l'entreprise. La roue tourne, et le film se révèle être une intéressante parabole sur la lente dégradation sociale que subissent les personnes. Ainsi, l'intérêt du film n'est que ce n'est pas seulement la vie au sein de cet hôtel-là qui est décrite -inchangée entre la première et l'ultime image- mais, plus largement, le cycle de l'économie de marché toujours au coeur de l'actualité.

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