Le journalisme est de meilleure qualité aux Etats-Unis qu'en France, mais c'est aussi d'outre-Atlantique que sont venus les tabloïds. "Le gouffre aux chimères" est une réflexion sur l'usage des médias, mais plus globalement sur la triste psychologie des masses. On ne fait plus assez de films de ce genre, aujourd'hui.
Le film commence dans les rues d'Albuquerque, au Nouveau Mexique. Charles Tatum, reporter qui s'est fait virer de tous les journaux de la cote est, arrive en dépanneuse devant le "Sun Daily", un journal à l'ancienne (dans la salle, la responsable des pages féminines a brodé la devise "Tell the Truth"). Tatum, arrogant, se fait embaucher mais ne pense qu'à trouver un scoop pour sortir de cette ville de province.
Après un an, ce scoop finit par arriver : un pilleur de tombes indiennes pueblos, Leo Minosa se retrouve coincé dans la galerie d'un cimetière indien. Tatum traverse courageusement des galeries branlantes pour venir lui parler, mais il veut transformer ce fait divers en évènement national, en brodant sur la malédiction indienne. Il fait donc tout pour retarder le moment où Leo Minosa sera libéré de la mine.
C'est un film à thèse, qui insiste sur la folie qui va s'emparer ensuite de l'opinion, rendue ivre par sa propre compassion. Une véritable ville de plusieurs milliers d'habitants se crée autour de l'ancien village pueblo, dans l'attente de la délivrance de Minosa, et le bouiboui en adobe où se morfondait auparavant la femme de Leo devient une échoppe bondée. L'épouse, qui songeait à quitter son mari pour retourner à New York, fait payer l'accès au village (on voit progressivement les prix monter) et permet à des forains de s'installer (grand-roue, montagnes russes, chanteurs country). Un train spécial amène des voyageurs jusqu'au site. Le shériff local, qui a un accord avec Tatum pour lui conserver l'exclusivité, en profite pour préparer sa campagne de réélection.
Au milieu de ce barnum qu'il crée à coups d'articles quotidiens, Tatum navigue avec aisance. Il démissionne du Sun daily pour se vendre au plus offrant des journaux nationaux. Il manipule Leo, qui voit en lui son seul ami. Il fait abandonner une méthode d'extraction qui aurait permis de sauver Leo en 16 h, au profit d'un forage absurde qui prendra une semaine et fera monter la sauce. Il humilie ses collègues de la cote est, privés d'exclusivité, et se montre de la dernière dureté envers la femme de Leo. Il corrompt un jeune photographe du "Sun Daily", qui veut marcher dans ses pas. Malgré ses efforts, ce cirque l'atteint et il se met à boire.
Kirk Douglas est ici employé dans ce qu'il sait faire de mieux : un salaud habile, brutal et sans scrupule. Ici il a d'ailleurs cette contenance physique propre aux acteurs des années 50, comme Mitchum : une sorte de dureté rablée, venue d'une enfance passée à la ferme, j'ai du mal à le dire plus précisément.
La fin est assez prévisible, mais très efficace. Le départ de toutes les voitures, en silence et dans la honte, a quelque chose de glaçant. Le film est âpre, amer et je ne suis pas sorti de la salle du Grand Action avec l'envie de faire des claquettes. Dommage, peut-être, qu'il ne fasse que dénoncer : on aurait bien aimé un idéal de remplacement.
Malgré ce caractère un peu prévisible, l'argument est mené de manière tout à fait magistrale. J'en viens à la mise en scène : le découpage a ici pour seul but de servir le propos de Wilder, à qui ce film tenait à coeur (il est à la production, la réalisation et au scénario). Pas de mouvement virtuose de caméra ici, donc, simplement une efficacité millimétrée et presque aride.
Quant au noir et blanc, dans ce décor de désert et de montagne, il est sublime. On retrouve l'espèce de moiré qui fascine dans "Boulevard du crépuscule", et qui se reconnaît au premier coup d'oeil. C'est une lumière très difficile à décrire, comme si du velours enveloppait des surfaces d'un blanc grisé, avec des reflets immaculés...