Certes on le sait, Christophe Colomb ne fut pas le premier européen à fouler les terres d’Amérique, cinq siècles avant, des vikings, via le Groenland, établissaient déjà des comptoirs sur les côtes du labrador et de terre-neuve. Ce serait cracher au visage de « one eye », le héros borgne de Valhalla rising, que de réduire le film à son degré premier : un récit vaguement historique du passage entre deux mondes, l’ancien et le nouveau (ou comme le titre en anglais semble l’indiquer entre l’enfer et le paradis). Mais de constater néanmoins que sous la ligne de flottaison du drakkar allégorique que nous propose Nicolas Winding Refn, il y a bel et bien l’enjeu de ce que « découvrir » veut dire, certes plus largement et selon plusieurs niveaux. Œuvre symboliste donc, elliptique à souhait, mais aussi errance mystique, éloge des enfers, allégation misanthropique, essai plastique d’une audace folle, objet hyper référenciel, éloge minéral, charge panthéiste, Valhalla rising est aussi tout ça, voire un peu plus.


Dans les brumes austères d’une lande inconnue, peut-être déjà le « Valhalla », ce paradis escarpé que tout guerrier viking digne de ce nom appelle de ses vœux, là où l’attend Odin en vue de la bataille ultime, dans cette brume donc, des hommes en regardent d’autres se battre, les maîtres leurs esclaves, les os craquent, les chairs s’ouvrent, le sang est bu par la terre, finalement peut-être est-ce déjà l’enfer, pire : le monde des hommes. Le ciel est blanc et noir à la fois, les choses sont telles qu’elles sont, immuables, ici règnent les lois de la nature, il faut tuer pour tuer à nouveau, par delà le bien et le mal mais dans les forces qui régissent le passé comme le présent.


Comme Conan, son alter-ego Cimmérien, One eye a été réduit en esclavage il y a longtemps, peut-être l’enfance, comme les montagnes alentours cet état semble immuable, voué à ne jamais finir, sinon par la mort. Pourtant, des visions cauchemardesques viennent y mettre un terme : le borgne, ivre d’illuminations, un jour se rebelle, tue, et reprend ses droits. Seconde naissance, celle d’un semi-voyant qui s’extirpe d’un néant pour un autre, celle d’un être effroyablement innocent qui renaît à l’enfance, bête aussi pure qu’elle est féroce, aussi déterminée qu’elle est perdue. D’une cage minuscule c’est l’immensité tout aussi confinée qui l’attend…


Rapidement, la découverte de « l’ici-bas » se passe mal, la liberté entrevue depuis un clapier a la même rudesse que le paysage infini, la sauvagerie des maîtres est en fait celle de tous les hommes, qu’on soit du bon ou du mauvais côté des barreaux, rien ne change vraiment. Pour autant, face aux loups comme face aux agneaux, One eye reste de pierre, à peine tolère-t-il l’enfant qui s’est enfuit avec lui, les choses sont telles qu’elles sont, les hommes comme les pierres ou comme les loups.


Sur ces terres méphistophéliques voilà bientôt des hommes qui proposent de ne pas mourir pour rien, des hommes qui se disent de la lumière, qui portent la vérité révélée et qui soit dit en passant cherchent aussi des bras pour étriper leur prochain en terre sainte. L’herbe sera-t-elle plus verte ailleurs : au paradis des chrétiens ? Les visions continuent, de plus en plus inquiétantes, visions d’eau pourpre, visions d’enfer, traumatisme des hommes qui l’ont mis en cage, l’enfer des autres qui ne guérit pas, visions sans parole, cinéma quasi muet, cinéma « pur », l’enfer c’est le silence, l’enfer c’est la pureté, la minéralité et l’eau à peine gâchés par la souillure de la vie.


En mer, sur la chaloupe dans laquelle One eye, son jeune protégé et quelques convertis vont s’agglutiner, la brume ne tarde pas à se lever, elle est luisante et vénéneuse comme chez Carpenter, le vent tombe, plus rien ne bouge, même pas la nuit. Le décor réduit à sa plus simple expression devient celui d’un théâtre dont on pourrait presque voir les projecteurs, les machinistes derrière le canon à fumée, la tension devient suffocante, le monde disparaît, le ciel leur tombe sur la tête, l’eau vient à manquer, peut-être meurent-ils tous, peut-être sont-ils déjà morts ces vikings ayant épousés la religion mortifère des chrétiens et One eye qui est mort depuis longtemps, tel Charon à la proue des hommes, lui le dernier des mohicans du Nord, dans cette brume de malédiction, lui seul sait où ils vont tous…


Alors qu’on y croit plus, la terre se montre enfin, soudain de l’eau douce à profusion, des forêts luxuriantes, le soleil : l’inverse d’où ils viennent, ils sont sauvés. Après le purgatoire, un passage s’est finalement ouvert vers le paradis, qu’il soit celui des viking, des chrétiens, des infidèles, des explorateurs, des enfants, des affranchis, peu importe, un « nouveau monde » s’offre comme récompense à l’interminable dérive, et ils entendent bien s’y installer. Ainsi va le tempérament des hommes et tel le « nouveau monde » de Terrence Malick, territoire vierge qui est d’abord une femme, c’est parce que les étrangers la convoite que les pommes du paradis virent au poison. Ainsi va l’histoire de l’homme qui rencontre son prochain, toujours et encore, cette histoire séculaire qui finit mal, en général, surtout quand ce prochain est chez lui et qu’il a la peau rouge.


Choc des continents et des hommes, des hommes qui sont à l’image du continent, terre rouge découverte, visions rouges qui l’annonçaient, peaux rouges qui y habitent, larmes et sangs, histoire sainte de l’enfer des explorations où Aguirre et sa colère reposent encore, voyage au bout des hommes. Le paradis n’est nulle part tant que nous y sommes, c’est d’une moralité géographique implacable : les loups sont des loups partout, par delà le bien et le mal, la brume et les océans. Quant à one eye, antéchrist pour les uns mais bientôt sauveur sacrifié pour les autres, lui qui n’épouse le point de vue d’aucune terre, lui échange sa vie contre l’innocence, dernier bastion de moralité, l’innocence à laquelle il n’a jamais cessé d’appartenir et pour laquelle il n’aura pourtant jamais cessé de fracasser des crânes… De l’enfer au cauchemar, du cauchemar au Valhalla, la boucle des rédemptions est alors bouclée, l’odyssée s’achève, et c’est beau comme une rosace de cathédrale, un attrape-rêve de comanche ou l’orbite creuse d’un viking.

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le 16 oct. 2019

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