Si rendre compte du film de Kristof K. relève d'emblée d'un effort démesuré, irréalisable et vain dans une simple critique, il serait dommage de ne pas mettre à profit cet espace de libre et commune expression pour louer ce qui à nos yeux apparaît comme une œuvre parfaite (ou pour le moins, ce qui s'en rapproche le plus – car, comme le disait mon professeur de fac, la perfection est d'ordre divin). Ce premier 10/10, attribué après plus de soixante critiques, vient récompenser tout d'abord une maîtrise tant du récit et de ses aspects proprement narratifs (sa construction savante, la pluralité et la richesse des points de vue proposés, sa cohérence, sa syntaxe, son montage, son rythme, …) que de l'esthétique et donc du langage poétique (image des corps, recours aux métaphores, élégance des transitions entre les plans, …), le tout desservant un message politique et philosophique exigeant la compréhension de certains codes et signes cinématographiques incitant à la réflexion et rendant le spectateur actif dans sa participation à la création du sens.


Quelle idée de génie que celle de cette métaphore du hasard – et de sa négation, comme on le verra plus tard - que le train pris en marche puis perdu et enfin pris sans avoir à courir. Outre la valeur symbolique de la scène (dont le sème du transport apportera la fin inattendue du film), elle permet de marquer ingénieusement la séparation entre les trois parties du film. Celles-ci, développant chacune un point de vue différent sur les thèmes de l'amour, de la contingence et du communisme, forment une dialectique sur la question de la liberté sans jamais perdre son unité ni sa cohérence grâce au personnage de Witek (l'excellent Boguslaw Linda) dont on comprend les volte-face. Autour de cette trame se nouent et se dénouent les relations entre individus qui se rencontrent, se quittent, puis se recroisent soit par hasard, soit grâce à la main du scénariste, soit à cause de celle du pouvoir supérieur qui préside à leur destinée. Vie publique et vie privée, amour et travail se mêlent donc, voire s'entremêlent dans un équilibre toujours contrôlé donnant ainsi un rythme plaisant, sorte de va-et-vient entre le dedans et le dehors, balancement entre conflits et respiration.


Les reprises des analepses des premières images (images-souvenirs) au long du film et les précisions sur leur origine participent à l'excellente construction narrative dont nous venons de parler. En outre, leur pouvoir de suggestion visuelle et la qualité proprement matérielle nous introduisent dès ces plans liminaires parmi un film esthétiquement recherché, à la photographie très soignée. La réminiscence de sa naissance, lui qui sera enfanté dans la douleur comme un augure funeste, permet un magnifique plan, proche d'un acte de création picturale, où un corps mort tâche de rouge un sol blanc et immaculé. Tous les nommer serait un geste fou et inutile, mais soulignons tout de même les quelques scènes d'amour auxquelles le réalisateur porte un soin d'esthète et où les corps fusionnent puis se séparent avec grâce sous une lumière diaphane. Enfin, concernant cette excitation des sens, mentionnons la musique du film, douce mélopée mélancolique quoique grave, accompagnant le bel et tragique itinéraire de Witek.


Les scènes, ne dépendant jamais, elles, du simple hasard, s'inscrivent toujours dans une logique narrative et sont toutes d'une grande richesse significative. A titre d'exemple, les plans du Slinky (sorte de jeu avec un ressort) descendant les escaliers, ou des boules échangées par les jongleurs doivent être comprises dans leur valeur symbolique, voire métaphorique que le cinéaste a voulu leur donner: image de la contingence, les faits se succédant les uns aux autres, s’entraînant dans une enchaînement de cause et de conséquence, emportés dans un mouvement que l'on ne peut arrêter; ou image d'existences contrôlées, manipulées, mises en jeu malgré elles et intégrées dans un cercle vicieux d'où elles ne peuvent sortir. Ces plans d'une grande valeur visuelle mais aussi significative illustrent donc le message du cinéaste, pointant du doigt la politique liberticide d'un mouvement communiste se présentant pour la société comme l'espoir, dont comme il est dit aucun homme ne peut se priver, mais manquant à son ambition première. Lui-même victime de censure, certaines scènes ayant été retirées et même supprimées (celles des violences policières sur les quais du train), il ne peut que se ranger du côté de la liberté, lui qui malgré tout éprouve une certaine attirance envers l'idéologie communiste porteuse d'un message d'avenir – voilà pourquoi Witek essayera d'abord de réaliser ce rêve qu'on lui propose avant de se rallier à ses opposants lorsqu'il se sera rendu compte du mensonge avant de chercher à fuir cette fiction et de retrouver la réalité.


Thème grave et qui aurait pu faire l'objet d'un traitement beaucoup plus pesant tant la présence secrète des services secrets et des renseignements se révèle asphyxiante, Kristof K. parvient à éviter cet écueil et propose une œuvre majeure, juste, fascinante, qui ose aborder des questions scabreuses que notre société «bien-pensante» tend à occulter en dénigrant ces faits comme relevant de théorie conspirationniste – alors que l'humanité a au moins depuis les Romains toujours été entachée de complots, les plus sordides et imaginables qui soient et que même la fiction n'aurait osé inventer. Car, comment interpréter la tragédie (prémonitoire) ayant touché l'avion présidentiel polonais en 2010 si ce n'est sous cet angle? Il faudrait être bien aveugle, les yeux recouverts d'une poudre qu'on ne cesse de nous jeter, pour le nier.

Marlon_B
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le 16 mai 2017

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Marlon_B

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