Un jour sans fin de Harold Ramis, L'Effet papillon de Eric Bress et J. Mackye Gruber, l'épisode Lundi de la série The X-Files... Le fantasme de l'éternel recommencement, de la répétition infinie d'une journée ou d'événements de la vie quotidienne, est récurrent dans l'univers du cinéma et du show télévisuel fantastique. Un fantasme dont la force de fascination est d'autant plus grande qu'elle se double presque toujours d'une portée morale universelle, celle du rachat, de la rédemption, ou du moins les tentatives, les efforts en vue de la rémunération d'un malheur, d'une malédiction. Le genre du fantastique donne dans tous les cas une justification, une raison d'être à l'intrigue, l'affranchissant de l'écueil potentiellement fatal de la gratuité la plus totale. Autrement dit, l'inexplicable constitue une sorte d'excuse à l'invraisemblable.

En 1987, Krzysztof Kieslowski commet l'audace de livrer un film entièrement axé sur le thème du recommencement, mais délivré de tout carcan fantastique, jouant ainsi à fond la carte de la gratuité. Ce film, c'est Le Hasard, qui aurait pu tout aussi bien s'intituler « Trois histoires de Witek », le personnage principal, commun aux trois variations, hypothèses narratives constituant l'intrigue. Le point de départ des trois axes du film est très simple : un étudiant, Witek, court à toute allure à travers la foule d'une gare polonaise pour ne pas rater le train qui doit le conduire à Varsovie. Première histoire : il parvient à prendre le train en marche. Deuxième histoire : il rate son train et se bagarre avec le contrôleur qu'il a bousculé dans sa course vaine. Troisième histoire : il rate son train et rencontre une amie sur le quai. Chaque histoire se déploie de manière totalement différente, conditionnée par sa situation initiale. Dans chacune de ses vies possibles, Witek voit donc son destin se dérouler selon une logique apparemment chaotique. Pur hasard, comme l'exhibe peut-être trop évidemment le titre du film ? Pas si sûr... Derrière le chaos, une force plus grande encore est à l'œuvre, émanant directement des actes du personnage central : cette force, c'est le choix, le choix de l'engagement. C'est d'ailleurs sur ce point précis que la diversité des intrigues trouve une cohésion inespérée. Ce qui fait l'unité du film de Kieslowski, ce qui lui donne toute sa force narrative, c'est un thème commun sous-jacent aux trois histoires : si chacune d'entre elles relate une suite d'événements très différents, elles tendent vers un même horizon, celui de la construction du personnage de Witek. Ce n'est pas seulement sa récurrence dans les trois parties qui donne une homogénéité au film, c'est l'exemplarité de son parcours initiatique. Un parcours toujours semé des mêmes actants (le père disparu, la femme retrouvée, la figure du patron), mais dont la substance donne à chaque segment sa spécificité : le chemin de Witek est tour à tour politique, spirituel, ou amoureux. Le hasard fondateur des trois scènes de gare conduisent le jeune homme à faire le choix difficile d'un engagement dans la vie politique de son pays, ou dans sa propre existence.

Kieslowski bâtit une œuvre troublante, tout en échos, parallèles, croisements (certains personnages centraux dans une histoire donnée deviennent de simples apparitions dans une autre histoire), que le montage désinvestit néanmoins d'une logique fantastique qui ferait lien : les trois histoires sont radicalement indépendantes les unes des autres, comme trois films à part entière, juxtaposés. Le Hasard souffre-t-il donc de la gratuité de son propos ? S'agit-il d'un film purement expérimental réfléchissant sèchement sur la notion de contingence ? Absolument pas. Kieslowski efface de façon admirable la désinvolture de son œuvre en la drapant d'une bouleversante dimension poétique, portée tout entière par la sincérité du jeu des acteurs, Boguslaw Linda en tête, avec son omniprésent et inoubliable Witek. En conférant une épaisseur humaine, un corps, une touchante érotique à la notion de hasard, le réalisateur polonais transforme ce qui aurait pu n'être qu'une froide expérimentation audio-visuelle en une quête désespérée du bonheur. Un bonheur toujours inatteignable, comme le rappelle brutalement l'image choc, diabolique, qui conclut Le Hasard.
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le 6 août 2010

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