Ah les décors surannés d'Aki Kaurismaki : les murs bleus, les objets kitsch, les meubles des années 50 ...
C'est tout un roman. On les retrouve dans tous ses films, ainsi que des scènes musicales, de concerts, souvent des groupes composés de vieux rockeurs aux looks improbables, bananes et perfectos.


D'ailleurs Kaurismaki propose une histoire romantique là encore dans ce film.
Partant d'un sujet d'actualité : le sort des réfugiés débarquant clandestinement en Europe, fuyant la pauvreté, la guerre ou les persécutions politiques, il conte une histoire de rencontre et de solidarité.
C'est une sorte de fable dont le cinéaste assume le côté parfois irréaliste, romancé, mettant en scène un ancien artiste reconverti en cireur de chaussures et un enfant africain, débarqué au Havre, tout droit sorti d'un container, grâce auquel il a traversé océans et mers, avec ses compagnons d'infortune.


La scène d'ouverture du container est d'ailleurs illustrative du message qu'a voulu donner Kaurismaki et de son non réalisme assumé : les réfugiés qui sont censés avoir passé plusieurs jours enfermés dedans, sont impeccables, vêtus de leur plus beaux atours, comme s'ils venaient de faire leur toilette et se rendaient à un mariage. Le réalisateur affirme que c'est pour montrer les gens, quels que soient leur statut, dans leur dignité, sous leur meilleur jour. C'est une intention très originale, totalement en décalage avec les standards habituels qui montrent les réfugiés en pleine misère et ne plein désarroi.
Par totale opposition, Kaurismaki choisit de montrer un extrait d'un reportage télévisé montrant l’expulsion des réfugiés de la jungle de Calais. Ce sont de vrais images, sans fards, donc totalement réalistes. Cette opposition produit un décalage tout à fait saisissant qui interroge le spectateur immédiatement.


Cette intention de redonner de la dignité aux gens, particulièrement aux pauvres, Kaurismaki la montre également à travers le choix d'un registre de langage spécifique. Tel un Rohmer, le langage est châtié, précieux, relevé. Il pourrait paraître incongru dans la bouche d'un cireur de chaussures ou d'une boulangère, mais il a un sens et est respectable.
De même le décor très épuré, les vieilles voitures style cadillac paraissent totalement anachroniques, mais c'est là aussi totalement souhaité par le réalisateur. Il ne veut montrer que ce qu'il trouve beau lui-même. Pour lui, le beau s'est arrêté aux années 50. Cela donne un style très personnel à toute sa filmographie et c'est justement ce que ses fans aiment retrouver : cette unité dans les décors et ces ambiances tout à fait particulières.


Dans le documentaire intitulé "Il était une fois ... Le Havre", sorte de making-off du film qu'Arte a diffusé juste après, le réalisateur affirme que "le cinéma engagé ne marche plus", mais qu'il voulait absolument parler du sort des réfugiés, qu'il considère être "un crime contre l'humanité".
Il a donc inventé cette histoire et a cherché un port pour la filmer. Il a écumé d'abord les ports du nord de l'Italie, puis ceux des côtes méditerranéennes françaises et espagnoles, puis ceux de la côte atlantique. Rien ne lui convenait, jusqu'à ce qu'il trouve Le Havre, son denier espoir. Là, il a été séduit par la lumière éblouissante de ce port qui lui rappelait sa ville natale, Helsinki, et il décidé de poser sa caméra ici, charmé également par le petit bar nommé Marie-Louise, qui sera un des lieux principaux de tournage du film.


Marcel Marx, le cireur de chaussures habite dans un des rares quartiers anciens du Havre, un petite cité ouvrière, composé de petites maisons accolées les unes aux autres, avec une petite courette qui les sépare de la rue. Quelques petits commerces animent le quartier : épicerie, boulangerie, bar, tenus par des personnes simples, qui, on le constatera plus tard, sont prêtes à tout, par élan de solidarité, pour aider Marcel à cacher le jeune Idrissa, pourchassé par la police.
On apprend dans le documentaire précité que ce quartier, le plus vieux du Havre, était promis à la démolition et que le tournage du film a décalé de quinze jours les travaux.
Ce fut donc un répit de courte durée pour les petites maisons et les rues tortueuses, vestiges d'un passé prolétarien du Havre, désormais révolu.


On retrouve dans les rôles de Marcel Marx et de sa femme, Arletty, les deux acteurs fétiches de Kaurismaki que sont le français André Wilms et la finlandaise Kati Outinen.
Le nom du personnage Arletty n'est pas du au hasard. Kaurimaki est en effet un amoureux du cinéma français réaliste des années 30 et 40. Ses mentors sont Marcel Carné, René Clair et Robert Bresson. Et il admire par dessus tout les actrices de cette époque, notamment Arletty.


Le personnage du commissaire Monet incarné par Jean-Pierre Daroussin est inspiré du capitaine Louis Renault, chef de la police dans le film Casablanca., sortie en 1942. C'est l'indication que lui a donné le réalisateur pour incarner ce personnage sombre, rigide, qu'on croit intransigeant, et qui surprend à la fin par son humanité.


Le couple formé par Marcel Marx et sa femme est très touchant. Ils sont amoureux comme au premier jour et la maladie de sa femme va bouleverser Marcel. Il va s'occuper de cacher Idrissa mais ne négligera pas sa chère et tendre pour autant. Celle-ci va tenter de lui cacher la gravité de sa maladie, par amour. C'est beau, c'est romantique. Leurs regards, leurs attentions l'un pour l'autre sont merveilleux.


Les petits commerçants, les clients du bar, le réfugié vietnamien Chang également cireur de chaussures, vont faire bloc autour de Marcel pour sauver le garçon réfugié. C'est en ce sens un des films les plus optimistes de Kaurismaki.
Ce dernier déclare : "je sais que dans la réalité, cela ne se passe pas comme ça, tout n'est pas aussi rose, mais tant pis, c'est ce que j'avais envie de montrer, cet élan de fraternité, de générosité".


D'ailleurs, selon lui, c'est infiniment plus intéressant de filmer "le sous-prolétariat", car "la bourgeoisie, on ne peut pas la dérider, et même lui faire dire un seul juron".


Jean-Pierre Darroussin a dit du réalisateur finlandais : "Aki Kaurismäki est le contraire d'un homme politique, avec deux ou trois bricoles il te fait un monde, ce qui est exactement le contraire des gens à qui on donne un monde et qui n'en font que deux ou trois bricoles."

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le 2 avr. 2017

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