Il y a 18 ans sortait le plus grand film de Martin Scorsese, "Casino". Il racontait l'histoire d'un type, un nouveau voyou, qui venait à Las Vegas pour s'enrichir et tromper tout le monde. Son parcours se structurait en deux temps. D'abord, l'ascension, l'arrivée sur les lieux, la présentation des personnages, des amis, des ennemis, de ses plans ; ensuite, la prospérité, l'argent, le plaisir. Puis, la chute : la trahison des alliés, la volonté du "toujours plus", l'ambition qui détruit et bouffe tout. "Le Loup de Wall Street" raconte la même histoire, est construit sur le même échafaudage temporel et structurel (Ascension/Chute) mais est tout sauf le même film. "Casino" s'ouvrait sur l'image de cet homme, mort explosé dans sa voiture en fumant un cigare. A cet instant Scorsese nous montrait qu'il savait, que son film signifiait la fin d'un monde, d'une époque. Il avait la couleur du crépuscule, signait le terme d'une certaine forme de romanesque, d'un récit sinueux et connecté à l'Histoire d'un cinéma qui connaissait ses classiques (quelque part dans le film s'élevait la musique du Mépris de Godard).

Lorsqu'il fait "Le Loup de Wall Street", Scorsese filme l'avènement de quelque chose, d'une époque, mais il ne connait en rien sa finalité, le terme de cet histoire. Il ne filme pas de scène annonciatrice d'une catastrophe, s'en tient à une linéarité stricte (la première demi-heure du film s'attache à montrer l'arrivée, puis la déception, de Jordan Belfort à Wall Street), à sa propre rage, son propre dégoût comme point final. Ce film-là est un bloc, un jet d'images répétées, qui prend comme référence formelle, plus que le cinéma lui-même, le sur-esthétisme qui berce notre époque, l'abondance des clips qui noient les écrans. On reproche au film d'être douteux sur le plan moral, d'être plus complaisant que "Casino". Dans ce dernier, la question de la complaisance ne se posait pas, certes, car il y avait déjà cette chute prévue, cette punition qui s'interposait comme une alarme venue d'en haut : là où "Casino" était christique, "Le Loup de Wall Street" présente un monde sans rattachement à Dieu, sans question de rédemptions, baignant dans la seule possibilité d'une autocritique, d'une auto remise en question, qui ne viendra jamais.

Douter du regard de Scorsese, c'est ne pas voir que le film est une boucle qui tourne sur elle-même et se mange. C'est ne pas voir ce qu'elle est vraiment, au fond, cette boucle : une spirale de fric, de sexe, de drogues qui s'auto-phagocyte et en veux toujours plus. Ce n'est pas vouloir entendre le cri hargneux du cinéaste, celui d'un formaliste qui ne veux plus lâcher, ne veux plus couper, ne veux plus cesser de montrer et de diriger ses images vers ce à quoi elles sont vouées à devenir : des images d'un chaos, d'une destruction programmée, d'un cirque grotesque et pathétique - via des scènes hallucinantes où Belfort, drogué jusqu'à la paralysie cérébrale, se tortille comme un vers, bavant comme un limace, vers sa voiture garée à trois mètres. Le film ne varie pas, ne bouge pas, ne s'octroie pas de nouveau rythme, est prisonnier de sa machine à plaisir - les détracteurs diront que le film est "monocorde". Chaque scène est différente, pourtant la trame du récit les attrape et les ensevelit sous une mécanique de répétition épuisante. Tout se répète, comme le mouvement d'un va-et-vient qui mènerait vers d'ahurissants climax, et recommence, inlassablement. Et le film refait ça, en boucle, sans arrêt, jusqu'à épuisement. Epuisant, le film l'est clairement. Il est long (3 heures), trop long, et interminable. Mais ces trois heures sont nécessaires, elles sont là pour signifier ce qui intéresse vraiment Scorsese : "Le Loup de Wall Street" est un film sur la recherche vaine du plaisir immédiat, du plaisir qui mènera à la pulsion de mort.

Ce plaisir, cette recherche du plaisir, le film tente d'en chopper, d'en rendre concret l'impulsion, la volonté. Quel est le but de Jordan Belford, vers quoi le dirige son ambition ? Il veut tout avoir dans ses mains, ou à portée de main, jouir de tout. Mais ce que le film montre aussi, c'est que l'argent, la source de ce plaisir, s'efface et devient virtuel : à Wall Street, il n'y a plus de billets, d'argent matériel. Tout est chiffre, tout est écran. L'argent n'est plus que des séries de nombres qui tournent à longueur de journées. Ce n'est plus qu'une idée, une abstraction, quelque chose qu'il faut atteindre comme un but dans la vie. Alors, Belfort et ses associés compensent, se droguent et baisent comme jamais. "Le Loup de Wall Street" raconte l'histoire d'un monde où tout se virtualise, où tout disparait dans un écran, les émotions, le plaisir. Où tout disparait dans une petite télé, que les gens regardent en ignorant ce que les gens qui s'y agitent leur font, en ignorant qu'ils sont leurs victimes. Mais le film va encore plus loin que ça : la scène de fin, d'une rare ambiguïté, présente une émission de télévision dans lequel Jordan Belfort, après avoir purgé sa peine en prison, devient une star de l'écran, justement. Le film présente une double mise en abyme, l'écran que les traders regardent est décalqué sur l'écran que l'on regarde, l'écran de télévision, où passent ces clips dont le film emprunte tous les motifs et ces publicité que Belfort tourne pour inciter les gens à faire confiance à son entreprise. Il s'approche des personnes venues assister à sa sorte de "conférence", leur tend un stylo et leur demande de le lui vendre, comme un autre courtier lui avait demandé précédemment dans le film. La caméra pivote et se retourne sur le regard des gens venus le voir. Leur regard est concentré, rivé sur lui. Jordan n'est plus qu'un écran, donc, l'écran d'un plaisir, l'écran d'une émotion, d'une figure dans lequel on se projette, le miroir dans lequel on veux se voir. Jordan est une ordure. On l'aura vu pendant trois interminables heures s'enrichir et s'engouffrer dans cette spirale infernale et destructrice, pour finir par le voir déballer dans une émission de télévision, auto-satisfait au lieu de s'être autocritiqué, le récit de ses odieux exploits. L'écran se sera chargé de lui rendre une certaine splendeur, l'aura érigé en objet de fascination absolu. Comme si elle était là, finalement, la finalité de toutes ses images vautrées de débauches et de vices : faire atteindre ce chaos vers l'écran où on les contemple, mener les images d'un film, d'un grand film comme celui-ci, vers la publicité qui tourne en boucle sur les chaînes de télévision.

Plus ambigu encore est l'apparition du vrai Jordan Belfort dans cette scène, dans le rôle de l'animateur. Nouvel argument pour taxer la prétendue complaisance du film ? C'est tout le contraire. Belfort est là, sur la scène, derrière l'écran, et s'accueille lui-même comme la plus grosse ordure n'ayant jamais existé. Scorsese filme ce sourire sur son visage, cette satisfaction, cette fascination de se voir son personnage arriver et inonder l'écran. Dans une interview, Scorsese soulignait la volonté de Belfort à tout dire, tout raconter, en riant, sans ne rien occulter de son parcours, ignorant de ce fait les victimes de sa recherche du plaisir et du "toujours plus". Il n'a pas de remords à avoir, Jordan Belfort, il peut continuer de sourire et raconter le grotesque récit de sa vie en toute impunité : la télévision lui a de toute façon donné sa bénédiction. Parce qu'il rend bien service, au fond, parce que les gens le regardent, parce qu'il a fait en sorte que les gens le regardent, que cette spirale qui tourne encore n'est plus qu'une machine à produire du plaisir et du rêve. Mais ce plaisir est un mirage, ce n'est que du vent. "Le Loup de Wall Street" est un film sur l'impuissance, sur une jouissance qui ne viendra jamais : Belfort ne se rangera pas, il voudra encore plus, plus d'argent, plus de sexe, plus de coke, et tout ce que contient l'écran sera toujours là pour l'aider.
B-Lyndon
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le 28 déc. 2013

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