Critique capitaliste du capitalisme ou De Plaute à Hobbes : The Wolf of Wolf Street

Ce film, réussite de type hollywoodien pour Scorcese, montre à la fois la gloire du réalisateur et de sa patte cinématographique, et ses limites. Mon dernier "Scorcese" fut Shutter Island, et il y a en comparaison entre les deux films l'écart entre une histoire et un exercice. Je m'explique: Shutter Island demandait une réalisation de suspens, d'ambiguïté, de méfiance, dans laquelle Di Caprio fut plongé parfaitement, ce qui permettait à l'intrigue, par intermittence faible rythmiquement, mais pas trop, de devenir un lieu de mystère et d'enquête , de doute , un véritable facteur émotionnel. En plus le sujet de la folie, le rapport à la psychothérapie, au souvenir, l'allusion au traumatisme de la guerre en particulier de la seconde guerre mondiale, permettait un film qui n'était plus tiède, mais bon. Ici, la température à la fin du film sera tiède pour tous les hommes avec une conscience.
Car le loup de wolf (wall) street est un biopic, et suit tout simplement les règles du biopic: le but est de montrer l'humanité d'un homme dans son parcours, avec son ascension vers la gloire ou la postérité et ses déboires, ses conflits jusqu'à son admission au panthéon polythéiste des stars américaines (ici car c'est en tout bien tout honneur que Scorcese fait un film qui thématiquement lui correspond).
En bref, le film a déja été fait un million de fois (possiblement pas autant mais ca fait un bail qu'hollywood existe). La forme n'étonnera personne, le fond non plus a vrai dire : il faudrait avoir vécu dans la caverne de ce cher Platon pour ne pas voir le vilain amalgame trader/voleur comme un cliché. Si on prend ce point de vue, et même sans, on a vite fait le tour: Belfort est un beau salaud, doué de par son... de par sa capacité rapace à persuader des pauvres gens à acheter des actions sur des sociétés sans connaissance de leur évolution, un simple criminel.
D'un point de vue strictement éthique donc, le film montre juste une avalanche de sexualité excessive et patriarchale de base, avec putes, drogues, sexe, rock and roll.
Car en effet sans le train de vie dionysiaque de Belfort et ses amis, qui permet au spectateur de cinéma le rêve de la transgression de son quotidien, un écran de désirs réalisés par procuration et identification projective, il n'y aurait même rien du film. Le rythme ne sert en effet que s'il y a un fond véritable. Or ici il y a un grand rythme, qui constitue en un montage rapide et nerveux, une voix off de Belfort rendant au film la vision du personnage, les effondrements du quatrième mur lorsque Di caprio parle directement au spectateur, la musique, les images de montage, les formats et résolution "caméra maison, style année 80-90" et des musiques savamment balancées.
Le problème ne tient pas tant à la forme qu'au contenu : nous connaissons hollywood comme l'industrie d'un cinéma spectaculaire mais efficace, et ce depuis toujours. Une industrie de qualité qui vous plonge dans un monde de délire, une "machine à rêves" . Ne nous détrompons donc pas, Scorcese est malgré tout un réalisateur hollywoodien, si l'adjectif décrit encore des boites de production ayant la main mise sur la production, l'embauche, la distribution et parfois encore l'exploitation avancée de produits cinématographiques.
Le fond étant cependant lié à ce fond de potentiel d'Amérique du Nord, à cet aspect d'opportunités de vivre une nouvel vie, au rêve américain d'un nouveau départ, d'un "tout y est possible"sur fond d'association de malfaiteurs (la contraposée des Etats, hein), c'est bien le fond de commerce scorcesien, non? Certains passages, d'ailleurs parfaitement lucides, du film, mettent en avant cet aspect: on dit "fuck America" et en même temps qu'on vit le rêve américain, en portant une montre en or et en ayant une Mercedes Benz clinquante, en se tapant des putes au bureau et en refilant des actions mortifères au premier quidam venu.
La mention d'un instant de Goldman Sachs, Lehmann et d'autres banques du type mérite l'attention. Elles montrent à elle seule la possibilité de dépassement du simple divertissement que représente le film vers une oeuvre, si tant est que des oeuvres soient encore possibles après les mouvements du déja si vieux XXème siècle des idéaux(logies?). Il y aurait pu avoir plus qu'un film sur un personnage, grande manie hollywoodienne, fer de lance de la théorie scénaristique américaine qui a du coup un cran d'avance cependant sur les théories du reste du monde. Le film est ici, bien que différemment, du même côté que Spring Breakers, c'est à dire à l'opposé de films du genre American Pie et Cie dont le parti pris est d'accrocher a leur sujet, d'y faire adhésion.Il va s'agir d'un film sur la décadence dans une société de consommation, avec l'établissement d'une éthique, d'un comportement type, d'une identité et d'un parcours. mais là où Spring Breakers montre l'envers de ce monde, la possibilité de le quitter, Le Loup de Wall Street montre la vie romancée mais encore à grand peine pour les besoins de l'écran d'un homme qui n'a toujours pas remboursé ses victimes malgré le fait que ces livres ont été bien vendus, de sorte que les Etats-Unis sont encore en demande de remboursement mais avec réserve. Belfort est une pointure et l'argent et les relations sont un bouclier défiant la loi même sous le capitalisme. C'est la où évidemment Scorcese évite l'écueil, c'est en placant le film du point de vue de Belfort, ce suivant son roman. Sans cela, tout eut été une apologie... ou en est une.
Ce point de vue semble suffisant à faire comprendre que le réalisateur n'adhère pas au contenu, au message d'un Jordan Belfort .
Car le monde dépeint reste finalement celui d'un connard auto-suffisant qui détruit des vies pour un plaisir hédoniste basique. La consommation du désir à l'animal dirait Hegel, un désir de simplement consommer, de consommer socialement la transgression, la vitesse, de ne connaitre aucune limite. En ça, l'exemple du film de la défonce avec médicament à retardement, évidente comme tout l'humour du film, ce qui fait la puissance humoristique de ce film et donc pas encore comique ni burlesque, pas encore "drôle" quoi, est décisif.
Di caprio se retrouve incapable de faire quoi que ce soit parce qu'il a abusé de drogues, n'ayant pas su attendre, se retrouvant alors comme une loque (avec une scène d'escalier qui "tire" vers celui d'odessa dans le principe du montage de l'espace).
Bref le film aurait du critiquer cette attitude ou à tout le moins mettre en avant un contre exemple, pour établir un contraste, ou en faire une étude sur le système bancaire en général, bref, avoir une âme plutôt que d'exposer au monde la vacuité de la marchandisation tel qu'hollywood peut le faire sur un sujet qui a détruit tant. Il ne s'agit au final que de la récupération d'un sujet par un réalisateur "bankable", qui depuis les années 200 n'a en effet pas été un génie, car ce qu'il apportait à hollywood était une vision contemporaine dans les années 70-80. C'est à dire qu'il prenait correctement l'air du temps, de l'époque, du Zeitgeist. En cela il y avait un nouvel hollywood, car les années 60 avait vu les formes du modèle de production dominant, de rapports de production dominant , de visions du monde qu'on dit "mainstream", s'effondrer économiquement et donc culturellement. Mais comme mai 68, de tels evénements ne peuvent rester sans récupération , sans détournement, sans refocalisation afin de détruire leur potentiel libertaire et humain. Les forces de ces années sont reprises par le nouvel hollywood, qui intègrera un cinéma autrefois déviant, qui se met sur les talons des ses contemporains: transgression, sexualisation rampante, ostentation du monde, autosatirisme, ironie dans l'écriture, complaisance avec le spectateur et plus complicité, abus des rêves jusqu'au bout. Scorcese n'a plus le vent en poupe de ces années où il apportait une forme inspirée des nouveautés de l'époque, libérée des carcans de l'ancien hollywood. Aujourd'hui assagi, il a l'expérience du maître avec la fougue du jeune disciple, mais il n'est devenu que trop contemporain. Son film s'inscrit dans le genre le plus tape à l'oeil, le voyeurisme de la vie d'un "puissant", qui est d'ailleurs encore en liberté et en activité, et comme nos anciens présidents, conseiller ou reconverti dans des branches juteuses grâce à leurs réseaux hauts-placés.
Cinématographiquement, Scorcese est bon , correct, prêt à reprendre du service, rapide et concret. Les bas-fonds d'une amérique, ses espoirs, ses rêves, son histoire, sa fondation sur des groupes, des opportunistes dans tous les sens du termes sont ses sujets de prédilection avec les rivalités entre frères. Mais il y a tant que l'homme semble oublier sur ce qui a fondé, et ce qui fonde aujourd'hui l'amérique... C'est en cela la force de Scorcese: le loup de wall street est malheureusement un film qui obéit à sa thématique et qui est dans l'esprit du temps, qui montre que la spéculation est plus ancienne que la crise, et montre des implications du capitalisme dans la fabrique de la misère. Le problème est que cela est fait sans rien de plus qu'une maitrise au service d'un système de distribution de points : 20 points à scorcese, il rameute du monde dans les cinémas, il va pouvoir refaire un film avec de l'argent, même s'il en a dépensé plein.
C'est une critique du mode d'être hollywoodien des films, et particulièrement des films de l'après nouvel hollywood qui ici est au centre de la critique du loup de wall street de scorcese.
Comme Mr.Nice, un biopic sur un grand trafiquant, certes déja plus sympathique mais déja moins réussi, le biopic reste un exercice de films,et pas encore du cinéma. Le cinéma est un moyen d'expression, et de communication. Ici et dans ce genre de films, réduits à leurs perspectives scénaristiques, malgré une maitrise de la forme cinématographique rare sauf chez certains bons réalisateurs, le cinéma se réduit à un moyen de divertissement. Si malgré tout le film est correct, c'est que scorcese et pas un autre en est le dirigeant avec son nouvel acteur fétiche Di caprio, qui dans ces années 2000-2010 nous montre tous ses talents d'acteur.
Tous les films qui parlent du monde de manière simple et qui déplore le comportement des hommes devrait chercher les causes et les origines de ces comportements, leur enracinements physiques, chimiques,biologiques,sociaux, macroscopiquement et microscopiquement. Ici, un sujet aussi directement proche du capital esquive sans cesse l'explication du monde et nous montre juste le monde : voir sans regarder, tel est la devise d'un spectateur, et ce cinéma est l'envers de celui d'un Debord, même en deça d'un Godard. Parce qu'un film doit pouvoir réflechir sur lui-même, et ne pas simplement proposer une histoire. Une histoire permet aux choses d'être montrées, aux perspectives d'apparaître, au spectateur de devenir acteur.
La vie des oeuvres doit permettre l'oeuvre de la vie, la vie rêvée de la fiction doit devenir la fiction de la vie révée contrairement à la vie vécue, concrète, c'est à dire que les hommes dans leur cinéma doivent et se divertir et se produire, profiter de leurs désirs pour les changer, et pas se complaire devant un écran qui les sépare de la vie.
Les films hollywoodiens sont bien spectaculaires au sens situationniste, c'est à dire des visions du monde intelligentes qui définissent intelligemment le monde selon leur point de vue: le film vu du point de vue d'un misérable acheteurs d'actions ou d'un misérable pourvoyeurs d'actions est toujours le point de vue dans un système marchand, à un niveau de généralité de pensée trop peu général. "Le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il est devenu image." Le cinéma se base dans ses modalités de production hollywoodiennes comme une entreprise, se base sur le capital. Il s'agit cependant d'une "company", donc d'un ensemble social. Le film est le résultat d'un livre, d'une vie dissolue, de cadreurs, de scénariste, d'acteurs, de silhouettes (les figurants qui figure très peu), les maquilleurs, les machinistes, les hoteliers, les promoteurs, etc... Un film est le développement d'un processus, le fil d'une histoire, de vies, de forces de travail dépensées, et de relations dans la construction d'un produit, qui produit un biais cognitif en représentant le monde et ce d'une certaine façon. Le cinéma semble l'aboutissement parfait du spectacle avant la réalité virtuelle.
Si il faut voir au plus près comme le montre scorcese, bien que fictionalisé et arrivé trop tard (la fiction moins direct que le "documentaire", le "cinéma vérité" , et après coup, après parution du livre et donc après les faits) , il faut aussi voir de loin, de manière plus globale. L'approche microscopique va dialectiquement de pair avec l'approche globalisante. On ne connait la conclusion ou le développpement des choses qu'après les avoir constaté, et la chouette de minerve ne prend son envol qu'au crépuscule. Une histoire, un fait passé, mort dirait Pasolini, voila le cinéma hollywoodien. Il faudrait viser un cinéma vivant, un cinéma où en plus d'être pensé, on pense, et où on pense être pensé, où l'on se sait pensé.
Perferic
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le 31 déc. 2013

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