Un film de plus de Tarkovski auquel j'attribue la note maximale. Un film qui dans la continuité des oeuvres du cinéaste russe se montre être particulièrement floue et claire à la fois. Un paradoxe cinématographique étrange et souvent rebutant, mais qui révèle une réelle intelligence dans la fondation de l'image et une modernité à toute épreuve. Car oui Tarkovski est moderne, mais pas seulement il est intemporel. Il traverse le temps à travers ses oeuvres. Le Miroir est inclassable, tenter de le classer et d'en faire une critique est présomptueux. Mais vital.
La construction des images, la qualité de la réalisation, la précision de la photographie, l'impact du sens des images, rien n'est laissé au hasard et Tarkovski, au-delà du scénario, de tout, réalise un film splendide. Les images sont d'une beauté inimitable. On peut reprocher peut être le flou artistique qui vogue au-dessus du scénario, mais l'assise que confère une telle qualité de réalisation et de rendu des images se révèle être indétronâble. On peut ne pas aimer, oui, mais la qualité est diablement évidente. Ce film est un chef d'oeuvre rien que dans la confection. Et là où la réalisation, le fond de l'expression fait figure de chose concrète, le scénario éclôt dans l'abstraction. Oui nous sommes en présence de la recherche de l'évocation des sentiments, capturer ces moments essentiels de la vie, sans les autres, juste mettre en exergue ces instants, ces ressentis, ces clés de notre expression. On se souviendra plus de la trace sensorielle que visuelle. C'est pour ça que par instants les scènes n'ont rien à voir, voir semblent confuses même pour le héros qui se les remémore. Il se retrace sensoriellement. Nos souvenirs ne sont jamais exacts, mais plutôt émaillés de sensation, qui conditionne notre mémoire. La madeleine de Proust. L'évocation et la mise en perspective de souvenir ne se révèle être que la mise en situation d'ambiances, d'atmosphères et de sensations. Tarkovski est le réalisateur du sensoriel. Dans le miroir voir n'est pas si important.
Un homme à l'article de la mort se remémore sa vie, il se souvient principalement de ceux en rapport avec sa mère, sa femme et son fils. Des souvenirs dont la venue, le cours et l'ordre sont flous. Il n'y a pas réellement de sens, de continuité dans la succession des souvenirs. La mémoire n'est pas infaillible et cet homme se souvient dans sa douleur mortelle de sensations, il se remémore des situations. Car en fait ce mourant est jeune, rien, comme on l'apprend à la fin ne le mène à la mort, même si dès lors elle est irrémédiable pour lui. Et image forte, la mort vient, on ne sait pourquoi, mais elle arrive, pour lui c'est ainsi. Tous ses souvenirs sont ébréchés, confus, imprécis et succèdent da façon incompréhensible. Je ne pourrais pas raconter l'ensemble de ses souvenirs, il vaut mieux voir le film.
Les souvenirs sont donc des captures sensorielles de sa mémoire. Cet homme souffre, il se meurt d'un mal mystérieux, sans doute la tristesse, la lassitude, ou alors de rien. Toujours est-il que là dans son lit, il ne capte plus la sensibilité de la vie. Alors il se souvient de choses, du sensible, ses seules expériences "réelles" viables sans doute. D'ailleurs le fait qu'il n'ait pas de visage, car on ne le voit pas, permet une meilleure appropriation de son rôle pour nous. Je ne passerai pas des heures à raconter et déchiffrer tous les souvenirs, je le répète, car touchant au sensible chacun le voit dans sa lumière. Toujours est il que parlant à l'élémentaire de l'humanité chacun les voit clair et se sent touchés, du moins je l'espère.
Il est compliqué de faire une critique du Miroir, le schéma de compréhension et l'analyse dépend de chacun de nous. Le titre c'est bien le Miroir, notre reflet s'y projette pas pour y voir la même vie, mais pour y calquer nos sentiments. C'est l'expérience qui va au-delà du film, il nous touche, nous influe et nous pousse dans la recherche et la réflexion. Je n'ai rien vécu en rapport mais beaucoup de choses me touchent, en mal ou en bien. Le film est universel et touche par son ampleur tous les rapports de force mais aussi toutes les sensibilités. Très compliqué et rebutant mais au combien vivifiant. Le Miroir agit en écho de nos sentiments et de notre sensibilité seulement. Le fait qu'on perde la trace des noms des personnages qui changent en permanence, la confusion entre la mère, la femme, l'ex, le fils, lui enfant, le père, les étrangers, la grand mère... Tout est mixé, mais finalement on se moque de tout, chaque souvenir évoque une condition e un ressenti. Déchargé de tout contexte, de toute mise en situation les scènes, les souvenirs se succèdent comme du déjà vécu, du ressenti. Tarkovski est un génie, il a créé le cinéma vivant. La lecture de poème, le silence, le bruit, la musique à connotation religieuse, le vide, l'allégorie, les images d'archives... Toutes les images et le fond, la musique et le texte, calquent une sensibilité générale et profonde. Une universalité de l'affection, un obscurantisme spirituel et vivant profondément ancré en chacun de nous. Il évoque et suscite.
Tarkovski est un génie. Un philosophe par l'image. On ne regarde pas seulement ses films, on les vie. Ici le miroir, par delà son aspect confus est d'une clarté à toute épreuve. Suivre l'histoire et son schéma est quasi sans intérêt, ça c'est pour faire ceux qui vont faire semblant de comprendre. Il est juste question de vivre des sensations. Un rêve pouvoir savoir ce que Tarkovski voulait.