Les dernières images de Solaris étaient prémonitoires. L’esprit de Kris qui balbutie et aperçoit le souvenir de sa mère et de sa femme s’entrechoquer dans une sphère temporelle : la mémoire et ses souvenirs propices à l’hallucination. Le Miroir n’est que la continuité de l’observation mémorielle du cinéaste. Sauf que cette fois, il expérimente le procédé sur lui-même. Une évidence qui saute aux yeux, d’une thématique qui hante le réalisateur : le temps et sa divagation dans la conscience. Au lieu d’en faire une finalité, comme dans Solaris, Andrei Tarkovski décide d’en faire un tout, le sujet même d’un récit qui fait interagir l’art et son propre créateur.


Andrei Tarkovski délaisse la science-fiction de son précédent film pour s’interroger sur sa vie. Pourtant, le questionnement de Tarkovski sur lui-même n’est pas une première dans son cinéma, surtout après son identification spirituelle au peintre Andrei Roublev. Mais au lieu d’utiliser un double, le réalisateur choisit l’autobiographie. Aussi concrète qu’imaginée.


L’autobiographie chez Tarkovski ne se veut pas linéaire mais labyrinthique. Le prisme de ce genre cinématographique sied au style du cinéaste. Cette transposition architecturale, cette mosaïque de plans s’emboitent comme si tout était aussi cohérent que confus. Synchronisé que désynchronisé. Certes Le Miroir est une œuvre à part dans la filmographie d’Andrei Tarkovski, mais caresse les contours habituels de son cinéma : celle de ne pas tomber dans la glorification ni dans l’observation de l’artiste dans son quotidien.


Tarkovski ne se montre pas filmer, tout comme il ne montrait pas Andrei Roublev peindre. Ce qui l’intéresse, c’est le conditionnement, la personne et son contexte qui en découlent. C’est alors que Le Miroir déploie sa magie aussi pudique que centralisée : cette juxtaposition parfaite des souvenirs d’un homme. Une autobiographie qui n’est pas réellement une. Un condensé de souvenirs qui ne lui appartient pas forcément. Le Miroir est un tableau émotionnel, une déclaration d’amour.


Un voyage intime mettant en lumière une mère qui attend avec fébrilité un mari peu présent, un père qui conte des poèmes déchirants, l’incompréhension d’une épouse devant l’absence de son mari ou l’éducation d’un enfant. La vie dans sa banalité mais dans sa dramaturgie la plus commune. Les visages se superposent, les souvenirs semblent se confondre : Aliocha imagine sa mère et sa femme avec le même visage, interprétées par la magnifique Margarita Terechkova. C’est beau.


Andrei Tarkovski ne décrit pas une vie dans sa ligne droite mais dessine les traits de plusieurs vies, d’une famille ou de plusieurs familles. Des bouts, des moments, des instantanées qui décrivent une personne, ou une émotion. Comme sa mère qui se demande quel sexe pourrait avoir son prochain enfant. C’est anodin mais ça la renvoie à des choses profondément personnelles. La mémoire compose ses strates s’en se soucier de l’homogénéité. Au contraire, on passe d’une époque à une autre, d’un miroir à un autre.


Avec cette problématique qui tapisse chacun des plans : le temps qui passe et ses conséquences. Tant pour l’individu que pour la société. Les réminiscences du passé cohabitent avec des images d’archive : la guerre, la Russie, la place de l’art. Ce maelström débouche sur un récit qui instaure son existentialisme par l’incursion du souvenir. Dans une harmonie dysfonctionnelle.


Et puis derrière les analyses qui voudraient ramifier tous les points d’ancrage du récit, il est flagrant que l’intérêt dans la propagation de l’émotion est cet éblouissement constant devant cette symphonie picturale aussi naturaliste (incroyable plan de cette plaine sous le vent) qu’horrifique (lévitation) : le plan d’une nuque, d’un chignon, d’une femme au regard lointain qui compte le temps qui passe. Inoubliable.

Velvetman
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le 25 juil. 2016

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