Après quatre films relativement conventionnels (dont L'Insoumis et La Chamade), Alain Cavalier commence à prendre le large. Le Plein de super marque le début de ses expérimentations, qui passeront à une vitesse supérieure à partir des années 1990 (Libera Me, La Rencontre, Le Filmeur). Il prend les apparences de l'improvisation pour mieux atteindre son objectif de vérité et graver sur pellicule du présent pur. Pour qui débarque dans le cinéma indépendant (par les moyens et non l'étiquette) de Cavalier, ce Plein de super prend des allures de Valseuses (1974) de substitution, ou renvoie superficiellement à des films tels que Comme la lune de Seria (1977).


Le réalisateur injecte quelques névroses et obsessions de jeunes mâles, de l'homosexualité tacite ; les 'lectures' de base en somme, pour épicer la posture et donner du relief au voyage. Ce road-movie joue la carte du film de potes grossier, sans gêne pour mettre à l'écran toutes les facettes du quotidien de ces mecs sur la route. Le plein de super se place donc dans ce cinéma du 'réel', intrusif et sans jugement, mais orienté vers ce qui envoie du lourd et du sens aux yeux de ses géniteurs : dans le cas présent, la quête pousse au licencieux et au plus gras, aux farces de guignols en passant. Comme si la 'vérité' était là-dedans : celle de ces types sans doute.


Au fur et à mesure, l'indulgence devient difficile. Qu'ils ne soient ni raisonnables ni responsables, peu importe après tout. Mais être collé à ces piteux gorilles que rien ne récupère, c'est aussi nourrissant et convaincant que de se foutre la tête dans un sac en gardant les yeux ouverts pour énumérer les sensations. L'exposition de leurs petites vies, entre parasitisme et médiocrité bornée, trouve sa valeur ou son intérêt esthétique pour qui partage ces fantasmes, ces envies, ces banalités ; on peut rêver de ce genre de petites aventures, on s'y retrouver. On peut aussi rester circonspect devant ces péripéties triviales et ces déballages régressifs (leurs histoires, de coucheries souvent ; ces bavardages sur des trucs techniques, sur les affaires très rarement).


On peut imaginer les quelques femmes autour toutes gâteuses et bêtement passionnées en présence d'enfants : d'ici là, on trouve ces hommes gravement amollis par leurs petites occupations hédonistes. Une bande de blaireaux de 20-35 ans, agaçante car justement elle pontifie sa médiocrité en se reposant sur le collectif, trouvant en lui la confirmation de sa normalité et de son bien-fondé, se fondant en lui pour rester confortablement dans la cécité. L'enfant d'un de ces braves abrutis est introduit sur la fin : il évoquera son zizi bloqué dans la fermeture et son envie de faire caca. Tout un programme ; et une authenticité galvanisant la troupe de bonhommes dans lesquels il n'aura qu'a forger ses souvenirs et ses modèles.


Au fond Le Plein de super est bien de son temps : un produit des années 1970, libéré, complaisant et attelé à choquer le bourgeois. Il y gâche même le génie de ses intentions pour se vautrer dans une fange aux accents sociaux débiles, produisant des échos lourds de mots. C'est une œuvre où on joue avec les matières grasses, se perd dedans, en restant néanmoins tout effrayé par la substance des choses – quant à celle des êtres, c'est encore une autre histoire, un terrain vierge, presque une ombre mystique sortie du champ. Le Cavalier expérimental aura vite d'autres propositions plus curieuses, avec ses micro-budgets et ses litanies auto-centrées : Thérèse, Ce répondeur ne prend pas de messages, Un étrange voyage.


https://zogarok.wordpress.com/2016/02/16/le-plein-de-super/

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le 14 févr. 2016

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