Jorg Buttgereit est connu pour Nekromantik et sa suite, évocations explicites de la nécrophilie. Pourtant ce n’est pas le réalisateur d’un sujet ; mais d’un monde, celui du morbide. Ses œuvres sont un concentré d’art brutal, à l’instar de Schramm, autour d’un damné de la terre névrosé et en guerre contre son sexe ; ou de, quelques années plus tôt (1989), Der Todesking (Le roi des Morts). Conçu autour de la thématique du suicide et de la mort violente, il rassemble sept fictions autonomes, sous la forme d’un "film à sketche". Chaque segment renvoie à un jour de la semaine et est lié par le suivi d’un corps en décomposition sur fond noir.

Avec son nihilisme franc, mais indistinct, gratuit aussi, Der Todesking est d’abord un exercice de style. Sa démarche esthétique s’épanouit particulièrement avec le quatrième segment et son pont des suicidés, ingénieuse façon de redoubler la pose malsaine. Le désir est de fabriquer un Guinea Pig troquant le gore hardcore pour l’invitation premier degré dans le couloir de la mort assumée et recherchée. Butgerreit cherche donc la proximité et la détresse du spectateur et à cette fin, il introduit dans le sixième segment une caméra au premier degré et des assassinats pris sur le vif, mais opérés en silence et perçus par les lunettes de la jeune tueuse. Les velléités intellectuelles conduisent également Buttgerreit à accumuler les mises en abymes : ainsi la seconde séquence s’avère, lors du dernier plan, une mise en scène télévisée, inspirant le suicide à ses spectateurs… alors même que dans le poste, un spectateur loser abattait sa femme, l’interrompant en pleine consommation de violence (un film de nazisploitation -Ilsa remanié par Buttgerreit- niais dans le principe et accompagné d’une castration en hors-champ, l’unique instant barbaque du film). Comble de perversité, le type encadre les éclats de sang sur le mur… il faut dire que Der Todesking se veut subtil, voir métaphysique.

Amateurisme dans la forme, oui ; mais dans le fond aussi. Manifestement assez confus sur ce qu’il a voulu dire (le suicide organique est une libération et le seul apaisement à terme), mais décidé à assumer pleinement ses intentions (et le geste est héroïque en soi), Buttgerreit crée des échos anecdotiques entre les segments (la lettre), remplissant par des éléments concrets sa matière vide. Il veut montrer l’évidence de la mort, en exposant la putréfaction galopante et la résignation de ses personnages. Soit. Mais ce n’est qu’un travail de surface. Buttgerreit enfile les perles vénéneuses sans en extirper le sens ; alors si le film peut dégoûter par sa morosité élégiaque et déranger pour ses préoccupations, ce n’est pas comme choc moral ou spirituel, ou même esthétique, qu’il illustre. La tonalité réaliste bien que passablement étrange et la volonté de fouiller dans les recoins du montrable exercent une relative fascination ; elles en ont tout cas le potentiel et naturellement Der Todesking sera un choc, comme tous les autres de son auteur, pour un public à la consommation normale et quelconque ; pour autant, malgré son audace et un certain goût bien affirmé, Der Todesking manque de consistance et son style est bien trop incohérent – même si ce caractère brouillon renforce son aura. Contrairement à Schramm dont quelques bribes restent, malgré les défauts, celui-ci ne laisse rien.

En définitive, bien qu’il soit trop désarmé pour pénétrer, trop criard et pragmatique pour subvertir, Der Todesking laisse néanmoins une sensation assez déplaisante car ses manques artistiques font surgir de façon plus éclatante sa complaisance envers le suicide et l’atroce en général. Non seulement le film ne traduit pas les états de conscience de ses sujets, mais il réussit, tout en leur refusant la personnalisation, à n’en faire les émissaires que de bribes philosophiques poussives et terre-à-terre. Sur tous les terrains, c’est simplement médiocre ; la morale elle-même est médiocre, plus qu’effrayante ou dérangeante. Bien sûr, la poésie brodée est sincère et trouvera un écho chez tous les spectateurs, en raison de sa virulence, de son caractère démonstratif. Toutefois s’installe une pointe d’agacement, voir une antipathie, pour une signature aussi vaniteuse, claironnant son amoralité alors que son auteur ne partage aucune révélation ou grille de lecture privée, mais simplement délivre son glaviot flétri. Il faut être psychiquement adulte pour savoir dénigrer les mœurs établies. Buttgereit a composé un brave catalogue dépressif. Ainsi étendus, les produits n’ont ni sève ni conscience. On ne fait que regarder des gens fuir la vie, alors qu’ils n’en connaissent rien, ou bien que Buttgereit ne leur accorde rien d’autre que cette aspiration à disparaître dans leur piteux terrier. Singulière lubie.

http://zogarok.wordpress.com/2014/09/25/der-todesking/

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le 24 sept. 2014

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