C'est le potentiel comique du Sacrifice qui me fait écrire cette critique. Bon comique est peut-être exagéré, en tout cas burlesque : l'avant-dernière scène est burlesque, c'est absolument incontestable. Mais, évidemment pas que. Je n'ai d'ailleurs pas cherché à vérifier mais je serais très curieux de connaître ce qui peut se dire du côté de la critique tarkovskienne à propos de ce burlesque. Est-il volontaire, involontaire, totalement ignoré ? On peut penser que seuls les contempteurs du film seront sensibles à cet aspect, pour ma part je pense que c'est dommage. Parce que le grotesque (je choisis d'utiliser ce mot contestable) n'est pas (forcément) opposé au tragique. Alors d'abord la scène : tout le monde la connaît, je vais juste la décrire. Une fois qu'Alexandre a mis le feu, il est rejoint par les autres personnages. Sa fille se vautre dans une flaque. Alexandre dit à Victor qui l'a rejoint : "Je voulais te dire quelque chose de très important : se taire" (déjà le paradoxe). Il va vers la gauche où se trouve la sorcière, lui baise la main, est rattrapé par Victor et sa femme qui l'éloignent de la sorcière, ils repartent. A ce moment on entend une explosion (due probablement à l'incendie dans la maison), cri. Alexandre en profite pour cavaler (détail important : il s'est bugné en se réveillant de sa nuit magique et boitille, il a aussi son kimono noir yin et yang parfaitement assorti à la scène dans la perspective comique). Mais Victor et sa femme lui courent après, le rattrapent, le ramènent à la droite du plan (la droite du Père ?) où l'attend l'ambulance psychiatrique. Dès qu'elle paraît (la caméra panote en suivant le mouvement), Alexandre marque un arrêt. Puis il s'échappe à l'arrière-plan, est encore rattrapé. Mais il ne se laisse pas faire. Il mouline des bras comme s'il voulait boxer puis il repart vers la gauche, toujours en boitillant. Otto, le facteur, essaie de le bloquer, les deux bras écartés, Alexandre feinte (tel un rugbyman fonçant vers l'en-but), patauge dans les flaques, s'approche de la maison en feu, re-feinte (cette fois ce sont les infirmiers qui restent sur place) puis il tombe dans les bras de sa femme qui attendait près de l'ambulance. Il se laisse conduire à l'intérieur. On croit que c'est fini. Mais non ! Il ressort, enlace Otto, fait le tour de l'ambulance puis revient de lui-même à l'intérieur. Les infirmiers montent à leur tour, le véhicule va démarrer. Alexandre fait mine de ressortir. Ressortira-t-il ? Finalement non. L'ambulance démarre, on entend "A bientôt Alexandre !", la sorcière part en vélo vers la droite, l'ambulance part de son côté, le plan dure le temps qu'on puisse contempler l'écroulement de la charpente en feu.
Si je mets en avant le burlesque de la scène, ça n'est pas pour accabler le film, bien au contraire. Le burlesque est dissimulé par le propos du film, pourtant il est bien présent et si l'on y réfléchit bien il répond à l'absurdité qui est partie intégrante de la fable. On peut voir comme absurde l'idée que c'est en couchant avec sa bonne qu'Alexandre va sauver les siens d'une destinée qui s'annonce tragique. Mais l'idée qui consiste à vouloir écarter le tragique de la destinée n'est-elle pas déjà absurde ? Et surtout l'incendie. Pourquoi mettre le feu à la maison ? Si Alexandre voulait accomplir le geste d'ailleurs en soi absurde qui consiste à sacrifier ce qu'il a de plus cher pour s'épargner l'angoisse de perdre ce qu'il a de plus cher, pourquoi n'a-t-il pas choisi de s'éloigner tout simplement ? Quittant ses proches, les abandonnant sans explication, le sens du sacrifice aurait été respecté, tandis qu'en mettant le feu, il sacrifie aussi ses proches. Toute la famille pâtit de l'incendie, pourtant c'est comme si la sorte de profit ou de prix attaché au geste lui revenait quand même. Donc, le sens n'est pas ce qu'il a l'air d'être. Il y a déjà une incohérence chez Alexandre : il prie Dieu mais (voyant peut-être que ça ne marche pas, ou que sa prière est absurde) se tourne vers le diable (la sorcière). Dès lors l'idée pourrait être (je dis bien pourrait) qu'Alexandre est un homme absurde, un grotesque déguisé en personnage tragique (ou pathétique, ce qui déjà nous met sur la piste). Otto pourrait être son pendant, un fou quasi shakespearien dont l'évanouissement cocasse (à l'issue d'un récit fantastique et envoûtant) constitue déjà un prélude au burlesque de l'avant-dernière scène.
Alexandre n'est pas présenté comme quelqu'un de fou, pourtant c'est l'hypothèse la plus plausible. Déjà la façon qu'il a de nommer son enfant devrait nous mettre sur la voie (Petit Garçon !). Et puis l'ambulance. Comment justifier sa présence alors que les personnages ont à peine appris par la bouche d'Alexandre qu'il avait mis le feu intentionnellement ? Par quel moyen auraient-ils averti l'hôpital alors qu'ils se trouvent au milieu de nulle part, en pleine nature ? L'explication serait que Tarkovski, même s'il est tenu d'adopter le point de vue de son personnage, admet cette folie, elle s'impose comme la correction réaliste de l'excès phantasmatique qui traverse le film. Cet excès appartient au cinéaste, qui s'en nourrit mais qu'il craint en même temps. La menace pesant sur l'humanité est corrélée à la figure de l'artiste qui n'a plus rien à dire (mais qui le dit quand même) : drapé dans sa suffisance, son auto-complaisance, le cœur sec, animé simultanément par la vanité et le dégoût de lui-même. C'est d'ailleurs tout à fait conforme à la représentation d'une partie du public qui répond par un ennui irrépressible aux injonctions qui lui sont faites d'admirer sans réserve. C'est même plus que ça, le public subit l'ennui comme un calvaire, une épreuve insurmontable et cela devrait avoir valeur de vérité. Comment nier l'ennui ? Mais comment le reconnaître aussi (c'est là toute la difficulté si on ne veut pas se faire taxer d'anti-tarkovski) ?
L'important n'est pas là. Mon idée est que Tarkovski a conscience d'être un auteur ennuyeux, du moins il a conscience qu'une part de lui se confond avec cette figure horrifique. Et il s'efforce de la dépasser. C'est le sens que l'on pourrait donner aux contradictions du Sacrifice qui sont, plus que des contradictions, des combinaisons d'éléments contraires. De ce point de vue il y a une sorte de tension extraordinaire dans le Sacrifice, propre à convertir l'ennui en véritable expérience, c'est-à-dire en inversion du sens commun (c'est en quelque sorte le côté positif de la folie). C'est ce qui en fait le burlesque lent, l'aptitude, dans la langueur dépressive mesurée par la musique de Bach, par les longs travellings sur des lieux et des silhouettes immobiles, à rencontrer des mines défaites, des corps qui chutent, des comédiens qui en font trop (ou pas assez). Comme un crypto-humour shakespearien nourri par la bêtise des personnages et la conscience de la part de Tarkovski de cette bêtise. On pourrait en vérifier l'idée dans la scène du début où Otto apporte à Alexandre le télégramme des "idiotistes et richardiens" (cette scène plus tard prolongée par une autre au cours de laquelle Alexandre explique les raisons de son abandon du théâtre : il avait honte de "faire semblant d'être sincère"). Les "idiotistes" pourraient symboliser le public complaisant de Tarkovski, celui qu'il méprise et qu'il se reproche de mépriser ; ils seraient le reflet de l'artiste dans ce qu'il a de plus vain. A l'image de la femme d'Alexandre, ils ne comprennent pas les raisons de son retrait, ils promeuvent, sans le savoir, une idiotie mortelle. Comment cependant leur en vouloir lorsque cette idiotie est d'abord celle de l'artiste lui-même ?
Car il faut voir l'idiotie de deux façons, l'une est médicale et désigne la diminution des facultés affectives, sensitives, motrices : la "dissolution du moi" dont Alexandre souffrait en tant qu'acteur en était probablement une forme, tout comme sa maladresse, son boitillement, son air niais, la crédulité qui l'envoie chez la sorcière pour sauver le monde ; l'autre est linguistique et renvoie cette maladresse à l'inexpérience. Il faut entendre cette inexpérience au sens philosophique : c'est la non-connaissance des choses, et en particulier des choses sacrées. L'idiotie est sociale, et partant elle est religieuse car c'est le manque de connaissance de Dieu qui condamne à la vacuité la société des hommes (ils doivent retrouver la solitude pour regagner le sens, de Dieu et des choses). En réalité, il y a une troisième solution, et elle est la plus intéressante : c'est celle de l'absurdité revendiquée dès le départ à travers la plantation de l'arbre mort. Il ne faut pas s'y tromper : c'est autant un geste de foi qu'un geste de rébellion. La rébellion contre le donné, contre la nature, le destin, Dieu même. Le rebelle veut renverser la Loi, pour cela il est prêt à contester toute vérité précédemment admise. Tarkovski nous montre bien que la vérité du rebelle se situe dans sa chair plus que dans son esprit : c'est l'angoisse qui tord le corps de sa femme, qui fait s'agenouiller Alexandre pour prier avec une ferveur non feinte (pourtant, comme s'en étonnait ironiquement Otto dans la scène du télégramme, comment un homme comme Alexandre peut-il avoir affaire à Dieu ?). Ainsi l'arbre peut-être pourra-t-il pousser, le temps s'arrêter, etc. Il faut considérer l'ambiguïté du miracle, y compris pour l'homme de foi lui-même (c'est pour ça qu'ils se font rares, Dieu préférant l'austérité bressonienne à l'emphase hollywoodienne, synonyme pour lui de vulgarité et de mécréance).
Le trivial (la bugne, les maladresses, ou cette scène mi-fantastique mi-avicole où l'on voit la fille nue d'Alexandre courir derrière des poules) constituerait donc une sorte de réponse idiote à l'idiotie. Ou pour le dire autrement une contrepartie à l'excès de maîtrise (qui se vérifie dans le soin bien connu que Tarkovski accorde à la technique). Il est à ce sujet intéressant de relever les remarques d'Eugénie Zvonkine sur la direction d'Erland Josephson : Tarkovski lui demandait d'être "moins génial", il fallait donc compenser - peut-être par d'autres risques - les risques d'un excès de génialité, seule condition possible au dépassement de l'insincérité. Le résultat en est l'acceptation d'une forme de grotesque. Bien sûr il ne s'agit pas d'un grotesque intégral, mais de quelque chose d'infiniment subtil, à l'extrême limite du visible, de l'ordre du soupçon. Tarkovski laisse libre cours à toutes les interprétations, ce qui correspond à l'acceptation des contradictions qui tiennent à son ambition de cinéaste et à la vanité de cette ambition (en raison de sa lucidité sur sa précarité, d'homme et de cinéaste). Ce qui explique qu'il n'explique pas tout. Il vaut mieux, plutôt que de proposer des récits fluides et sans mystère, traverser des épreuves. On se souvient de celle qui consistait dans Nostalghia à faire durer le plan le temps que mettait le personnage à traverser une piscine sans que sa bougie ne s'éteigne. On pourrait considérer que ce défi (au minimum pénible pour tout spectateur normalement constitué) était en réalité une provocation (non gratuite, il va sans dire) : à le revoir on pourrait alors convertir l'irritation initiale en franche rigolade (nous y invitent les petits bruits de l'acteur, ses tentatives malheureuses pour protéger la flamme, son regard dépité lorsqu'elle s'éteint et... jusqu'à l'agonie finale du personnage dont on rit malgré soi, d'un rire coupable ou honteux, c'est selon).
Ça n'est pas dire que la grâce est absente du Sacrifice, pas du tout. Mais je voudrais rappeler contre une reprise un peu lénifiante des arguments que Tarkovski lui-même fournit à la critique (éloge de la spiritualité, profondeur métaphorique, esthétique du sublime...) que cette œuvre conserve malgré tout un sens de la trivialité tout à fait réjouissant et inattendu ; que ceux qu'accablent d'ennui ces scènes ressenties (à tort) comme interminables y songent deux secondes et qu'ils y retournent : déjà ils verront que c'est beaucoup moins long et plus riche qu'ils ne croyaient, et ils y trouveront foule de détails amusants qui leur donneront envie de réviser leur opinion !

Artobal
7
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le 19 avr. 2020

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