Ou comment attraper cette histoire belge, au surréalisme si personnel
(et on ne dira jamais assez tout ce que la Belgique a pu apporter au surréalisme, d’Achille Chavée à Magritte) ?
Peut-être à travers la toile la plus célèbre du plus célèbre des peintres belges, « l’Entrée du Christ à Bruxelles », par James Ensor, immense précurseur du surréalisme. De fait, il n’est pas impossible que Jaco van Dormael ait trouvé son inspiration chez Ensor, qu’il ait cherché à esquisser la suite de cette grande toile – à moins au contraire qu’il n’ait cherché à lui donner un prologue (car c’est bien à la fin du film, quand une foule immense et très colorée se retrouve sur la plage, autour de la minuscule silhouette christique et sous la menace d’un avion en perdition piquant vers la terre que l’on retrouve tout le fatras du tableau d’Ensor.


Bref – dans ce récit très renouvelé de la Genèse, Dieu a donc crée le monde à Bruxelles. Et depuis il joue, comme avec des poupées vaudou, à empoisonner la vie des hommes. Ce dieu-là, sous les traits de Benoit Poelvoorde n’a rien d’un fumeur de havanes, un clochard sans doute, mais pas du tout céleste, enfermé dans un appartement HLM, jouant sur son ordinateur à pourrir la vie de ses créatures, et quand il n’est pas occupé dans son laboratoire informatisé (interdit à tout le monde, comme la pièce maudite de Barbe-Bleue), il se montre on ne peut plus odieux avec les siens, sa femme (Yolande Moreau, quasi privée de parole et condamnée aux tâches domestiques) et sa fille, déjà révoltée et possédant quelques dons innés embryonnaires mais très surnaturels. Le fils, tout aussi rebelle, a déjà fait l’expérience du séjour chez les hommes. « Et tout ce qu’il a réussi, c’est à se faire clouer sur un cintre comme une chouette », Dieu-le-père dixit.


Mais ce Dieu odieux et numérique, tromperie sur l’affiche, n’aura au bout du compte qu’un rôle très secondaire.


Parce que, au bout de sa rébellion, Mlle Dieu / Ea va tout bouleverser et à l’instar du Christ d’Ensor ( Ensor lui-même sur le tableau !), réussir son entrée à Bruxelles, en deux temps :


• Elle pénètre dans le bureau interdit, la chambre de Barbe-Bleue, entre dans l’ordinateur et envoie, à tous les humains, par SMS, la date programmée de leur mort prochaine !
• Puis elle s’échappe de l’appartement sans porte, par le plus évident des passages secrets, le tambour de la machine à laver prolongé par un toboggan étroit, interminable et vertigineux, aboutissant dans une laverie bruxelloise. Alors commence la quête des nouveaux apôtres et l’écriture du très nouveau testament.


Alors Dieu, très énervé (les humains le redoutant à présent beaucoup moins et commençant à s'épanouir) n’a plus qu’à s’engager à son tour dans le passage en lessiveuse (mais Dieu est bien plus gros que sa progéniture) et à découvrir à son tour, tout rincé, le monde, assez moche, qu’il a lui-même façonné (mais pour rentrer at home, il faudra aussi que la machine à laver ne soit pas déplacée…)


Avec la recherche des apôtres, au nombre de 6 (pour faire 18 avec les premiers, le nombre de joueurs d’une équipe de base-ball, ou de hockey …), le film bifurque totalement. On sort de la comédie (presque) classique, pour entrer dans autre chose, drôle (souvent irrésistible, parfois épais), ou tendre, ou cruel – mais avec le risque de perdre le « fil » du récit. On passe en effet à une manière de film à sketchs, avec la juxtaposition des histoires de chacun des six apôtres qui tour à tour vont tenir la vedette : la belle jeune femme mais handicapée, l’employé déprimé (mais amateur de nature et d’oiseaux comme St François), l’obsédé sexuel, l’assassin, la femme délaissée, l’enfant malade, plus un scribe/secrétaire, appartenant lui au genre des clochards célestes et quelques comparses qui finiront par les rejoindre. On peut parfois songer, dans cette succession de récits assez peu chorale, à Gondry, à Dupontel, à Dupieux. Ou pas. Car on est sans doute dans les obsessions, les délires, les improvisations du seul van Dormael, qu’il serait vain de disséquer, à moins qu’il n’y ait là quelques allusions aux premiers testaments, mais cela me semble assez improbable. On peut aussi voir, pour Catherine Deneuve ou François Damiens, un écho poétique et osé à leur image publique.


Avec cette juxtaposition prolongée, l’unité du film est sans doute très menacée, malgré des échos formels à la fin de chaque histoire (une musique, un rêve, un objet insolite, une main enchantée ou un poisson magique ...) et surtout avec des intermèdes récurrents :



  • Les aventures de Dieu / Ubu / Thénardier à Bruxelles, en générale conclues par un passage à tabac, jusqu’à ce que son épopée finisse par rejoindre la grande histoire, celle de Mlle Dieu dans ses œuvres … pour rien. Car elle se débarrassera immédiatement de lui : Dieu ne sait pas marcher sur l’eau.

  • Les aventures de Mme Dieu / Déesse / Mère Ubu (Yolande Moreau) dans son appartement sans issue, essentiellement des tâches domestiques, nettoyer, balayer, jusque dans le fameux bureau interdit que Dieu a oublié de fermer – et là, on va finir par rejoindre la grande histoire et cela va tout changer.


    Les apôtres (tentative pour retrouver le fil) ne vont à aucun moment se charger de faire de nouveaux disciples MAIS (on retrouve le fil) s’occuper, exclusivement, d’eux-mêmes.


    Dégager, puis expulser les ratés de leur propre histoire, du côté de la société, des proches, parents, familles, images du passé, rêves en suspens, enfouis.


    Et ainsi libérés, se trouver et trouver l’amour sous sa forme la plus adaptée : un autre apôtre, la petite fille entrevue dans son enfance, une jolie lapone aux confins du cercle polaire, un énorme gorille en rut ou Mlle Dieu en personne – définitivement devenue femme.


    Il ne reste plus à tout ce joli monde qu’à se retrouver, avec toute la foule des humains sur une plage de Belgique et à Déesse / Mme Dieu qu’à tout reprogrammer, repeindre le ciel d’apocalypse en jolies couleurs pastels (les motifs fleuris qui apparaissent peuvent d’ailleurs évoquer les toiles de Séraphine, si proche de Yolande Moreau) et illustrer le nouveau testament pour un monde nouveau.


    Ea a réussi son test amour.


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le 4 sept. 2015

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