Dans les Carpates « oubliées des dieux et des hommes », Ivan et Marichka s’aiment malgré la rivalité de clans qui oppose leurs deux familles.

À première vue, le film impressionne par l’abondance kaléidoscopique des tons, par la symphonie des sons, la complexité technique, le souci du détail et, surtout, par la diversité des rites, les superstitions, l’art des Houtsoules, une ethnie carpathique méconnue, primitive mais raffinée, vivant en étroite communion avec la nature et l’univers de ses ancêtres. Au fil des séquences, une matière filmique semble se dégager dans des cycles de traitement de couleurs indissociables de la dramaturgie. L’image se dissout dans des ocres, des bleus, des rouges, des gris, donnant au film une unité chromatique rythmique et plastique. Le film commence par une gamme de gris-argent soulignant l’âpreté du paysage puis un marché de Noël aux couleurs bariolées avec le premier choc émotionnel et visuel : un filet de sang coulant sur la lentille frontale de l’objectif et se transformant en chevaux rouges galopant.

Pourtant, il serait trop réducteur de ne voir que des couleurs, des figurants typés dans un contenu ethnographique hypertrophié, car il s’agit bien de la restitution de la culture d’un peuple de tradition orale, sublimée par le délire baroque de Paradjanov. Le réalisateur se laisse emporter avec toute son équipe dans la matière première du récit en fondant littérature, histoire, ethnologie et métaphysique en une vision cinématographique totale. Et si c’est un Arménien déraciné travaillant en Ukraine qui réalise un film national dans sa forme comme dans son contenu, c’est justement parce que son histoire tend à l’universalité, à l’instar des tragédies grecques et des histoires d’amour légendaires de la littérature occidentale, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult.

Le véritable thème du film est celui de la mort en forme de long adieu à la beauté et à la vie qui s’éteint dans un combat inégal avec les forces du mal. Ici, les rites funéraires ont une forte connotation économique et sociale : magie, sorcellerie, démonologie ordonnent la veillée et les levées des corps. Du point de vue anthropologique, le vérisme de la transe collective pendant la mise en bière du corps d’Ivan est un morceau d’anthologie inégalé. Au thème de la mort omniprésent tout au long du récit, s’ajoutent ceux de l’amour, de la fidélité et de la solitude, tenant à la fois du drame shakespearien et de la tragédie racinienne. Si Ivan croque une pomme après l’amour avec Palagna, c’est pour admettre qu’il a trahi le souvenir de Maritchka. Il est condamné à vivre dans un sentiment d’abandon et d’autodestruction. L’univers de Palagna lui demeure étranger, et la fidélité à son amour perdu devient la manifestation la plus accomplie de ses passions, celle qui soustrait à la temporalité et projette vers l’éternel.

Enivrée par ses propres mouvements, la caméra vacille de plongée en contre-plongée, avance, recule dans des travellings époustouflants. Souvent portée, elle balaie tout sur son passage, exécutant des filages, des décadrages, des panoramiques à 360°. Le film applique la théorie de la caméra émotionnelle, marquant le retour au cinéma de poésie qui tend à revaloriser le point de vue visuel et l’impact émotionnel de la couleur contre l’envahissement du bavardage. Ce visuel émotionnel est accompagné par la musique symphonique de Myroslav Skoryk, doublée de plaintes lugubres des trembites, de glas de cloches et de guimbardes de bergers. Toute la mise en scène de Paradjanov est animée de cet élan prodigieux, qui enveloppe l’espace, le fait tournoyer et rougeoyer, sans jamais perdre de vue le visage de l’homme dans la beauté élémentaire de ses passions, de ses joies, de sa douleur. Ce regard de peintre est un regard vivant, sensible à la fraîcheur de l’eau, au velouté de la mousse, au brûlant du feu et de la faux, à l’éclat cruel de la hache.

Et ce film en forme de conte poétique à travers le son qu’il rend, la lumière qu’il répand, nous touchent droit en ce point où le cœur, l’âme, le sang, la chair se confondent dans l’intuition du sublime.

Il faut voir Les chevaux de feu si l’on veut retrouver ces images éternelles qui sommeillent au fond de chacun de nous.

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le 12 mars 2014

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Kaneda

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