Le récit affiche la couleur dès les premières images : Robert Tassen (Gaspard Ulliel, presque terrifiant dans ce personnage à la violence intériorisée) "né" devant nos yeux en rampant hors d'un charnier. L'offensive des japonais post-seconde guerre mondiale en Indochine afin de déstabiliser les empires coloniaux d'Asie n'a pas fait dans la dentelle, toutefois ce n'est pas de se venger de ces derniers dont il s'agit, toute la haine qui permet à notre personnage principal de tenir encore debout va se cristalliser autour d'un nom, le général Vo Binh.


Les confins du monde s'attache à raconter l'histoire de ce fantôme taiseux et de ses rencontres, Guillaume Gouix, son compagnon d'armes terre à terre incarnant bon gré mal gré une voie de la raison au sein de la folie, une prostituée jouée par Lang-Khê Tran (première fois à l'écran et on ne le dirait pas) dont il tombe violemment amoureux, luttant pour ne pas perdre de vue son cap vengeur mortifère, et enfin Gérard Depardieu en auteur endeuillé, un père de substitution ambigu autant qu'un contradicteur.


Symbolique, fonctionnant par ellipse, plein d'une violence verbale, graphique et sexuelle, Nicloux parle d'une guerre intérieure, d'un conflit qui racle le fond de l'humanité. Focalisé sur quelques lieux (la caserne, le bordel, la jungle), le récit enchaîne les moments de la vie flottante de Tassen, de plus en plus déshumanisé, animal, à mesure que le film avance. Bien plus proche de ses ennemis que des français qu'il voit affaibli par un vernis civilisationnel. Véritable récit viscéral qui ne s'encombre au final pas trop de son cadre historique (il n'y a pas de gentils, les colonies c'est l'enfer, rien à voir de plus), Guillaume Nicloux en profite surtout pour nous offrir son plus beau film à ce jour, l'aboutissement noir des thèmes qu'il développait depuis maintenant trois ans avec Valley of Love et The end.


Comme un reportage photo d'un pays en guerre, Les confins du monde fonctionne presque par vignettes, on va d'une scène de vie à une autre sur plusieurs mois qui se ressemblent tous. Les moments légers ne l'étant jamais vraiment car trop empoisonné par la vengeance et la mort qui rôde, à l'inverse les scènes de bataille prennent les oripeaux d'une hallucination cauchemardesque. L'Indochine de Nicloux est fantasmée pour sûr, les amateurs de reconstitution soignée risquent d'aligner les objections, de même la conclusion de son récit a un aspect "sas de décompression", une envolée romanesque, là où j'espérais un final plus rude, à l'image de ce qui précédait.


Reste que ça fait des années que je n'avais pas vu un film sur le sujet qui n'a pas une gueule d'Apocalypse Now frelaté, ou même un film de guerre qui manie aussi bien l'art potentiellement terrifiant de l'attente, de l'ennemi invisible, des destins en suspens. Même si la quête d'un soldat en pleine crise existentielle est la sève des deux œuvres, Nicloux conserve sa patte à lui. S'il pèche parfois dans l'écriture de son drame au premier degré, il brille par l'ambiance poisseuse à souhait qu'il propose et la plongée dans ces confins de l'esprit qu'il offre. Filmé in situ à la pellicule en mentant comme pas permis aux autorités locales pour pouvoir tourner (un membre de l'équipe du film était chargé de payer un coup à boire au préposé vietnamien chargé de la censure lors du tournage des scènes qui n'étaient pas dans le scénario fourni aux autorités), faisant avec une météo capricieuse et un matériel pas vraiment fait pour une humidité à 90 %, Les confins du monde en a gardé un cachet unique qui en fait une expérience en salle pas banale, du genre à rester en tête.

Cinématogrill
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le 5 déc. 2018

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