Une comédie du mal : Ascenbach, métaphore filée du nazisme, en est le grand joueur d'échec

Spoil tout le long


Luchino Visconti disait que dans ses films, il y avait toujours, plus ou moins, un peu de Dostoïevski, de Proust ou de Thomas Mann. Le caractère dostoïevskien du cinéma de Visconti se décèle notamment dans Sandra et L'Innocent , deux oeuvres qui pénètrent l'âme d'hommes torturés, qui frisent la folie, une folie dans laquelle s'accomplit finalement la vérité la plus féroce qui soit sur cette fameuse âme humaine. D'ailleurs, il y a un peu de ça dans Les Damnés , mais le propos est moins individualisé. Le caractère proustien, quant à lui, se décerne surtout dans Le Guépard ; le temps perdu ne devient pas temps retrouvé, mais on le cherche quand même, comme une vérité. Tolstoi disait qu'il y a d'ailleurs plus de bonheur (ou de stimulation) à chercher la vérité qu'à la trouver ; peut-être en est-il de même pour le temps et la mémoire. Les liens avec la littérature de Thomas Mann, très présent dans Mort à Venise et Ludwig , sont néanmoins très prononcés dans cette tragique épopée familiale.


Il y a quelque chose de très théâtral dans ce film, quelque chose de presque shakespearien ; le spectateur est cloisonné dans un univers très restreint, cauchemardesque, mais surtout, les personnages ne semblent pas réel : tous semblent composer eux-même au sein de leur propre composition. Comme dans Le Guépard , il y a un joueur d'échec : Aschenbach ici. Et Aschenbach ne cesse de disposer ses pions comme bon lui semble sur ce terrible échiquier du mal. Dans cette fresque totalement allégorique, Aschenbach est le nazisme, il est un personnage-concept. Helmut Berger, lui, est le nazi. Berger est comme Quasimodo ici : il gagne la méchanceté générale, la perversion même, tout simplement pour rendre la pareil. Comme Quasimodo, "il avait ramassé l'arme dont on l'avait blessé." Konstantin serait plutôt Rühm ; Bogarde lui serait Hitler, en témoigne ce suicide organisé à la fin, et cette terrible humiliation. Et encore... Bogarde échoue bien plus tôt qu'Hitler... Car Bogarde incarne l'échec. Chaque personnage incarne quelque chose ; Joachim lui, incarne l'Europe toute entière...


Mais malgré tout cette comédie (car nous assistons à une véritable comédie du mal), on ne peut pas ne pas penser à la première grande oeuvre romanesque de Thomas Mann, dont Visconti s'inspire librement ici : Les Buddenbrook , dont le sous-titre est Le déclin d'une famille . Visconti est obsédé par le thème de la décadence ; quoi de mieux que de se faire correspondre l'oeuvre de Thomas Mann avec le point d'orgue de ce qu'a été la décadence humaine au XXe siècle ? Le schéma narratif de Visconti se calque donc sur ce grand livre de Thomas Mann ; la chute du chef de famille est une chute de la stabilité politique dans ce jeu allégorique. Ce chef de famille représente la vieille Europe de l'entre-deux guerre, celle qui est en crise spirituelle, celle qui est à côté de la plaque. Celle dont le nazisme, Aschenbach ici, se saisit pour inculquer son idéologie. C'est assez impressionnant de voir avec quelle finesse tout semble prendre sens petit à petit, comme dans un puzzle, toutes les pièces s'assemblent, tous les personnages sont de véritables métaphores filées. Et toutes ces personnes subissent le mal d'Aschenbach (et donc, de l'essor du nazisme), qui est devenu la solution la plus logique...


Visconti ne justifie pas le nazisme, Visconti n'expose pas le nazisme, Visconti essaie de le comprendre, ou plutôt de comprendre les rouages qui lui ont permis d'avoir une telle marge de manoeuvre sur toute l'Europe. Visconti est un cinéaste de la perversion ; autant dire qu'elle n'a jamais été autant présente dans un film de Visconti, au point d'en être particulièrement dérangeante. Aschenbach pervertit les hommes déjà instables. Il n'y a rien de plus facile pour une idéologique politique que de s'attaquer à des âmes en détresse, même quand la détresse n'est pas politique. Helmut Berger, éternel enfant, qui n'a pas su grandir, abandonné (sentimentalement parlant) par sa mère avide de pouvoir qui a plus cru en Bogarde qu'en son propre fils, est la proie la plus facile du nazisme : il est le Quasimodo de Visconti. Il est le nazi par excellence ; celui à qui on a beaucoup promis mais qui n'a rien eu. Celui qu'on a hué, dont on s'est moqué. Celui qu'on a pointé du doigt, comme l'a fait la Vieille Europe à l'encontre de l'Allemagne, grande perdante de la Première guerre mondiale, à Versailles. Joachim n'avait d'ailleurs que peu d'empathie pour Helmut Berger. En cela, Berger devient l'archétype parfait du nazi. Ces 20 dernières minutes le montrent bien, dans un contexte bien particulier, après la nuit des longs-couteux, autre tour de force politique du nazisme, où tous les pions meurent les uns à la suite des autres à cause des machinations d'Aschenbach ; Helmut est protégé car sa vision est peut-être trop simpliste. Il le dit lui-même : il n'a certainement pas la finesse pour comprendre les rouages politiques, et c'est pour cela qu'il a gagné contre Bogarde. C'est pour cela qu'il est devenu SS. Car la morale d'obéissance a pris le dessus sur sa propre pensée (et pourtant, il en est conscient). Le nazisme, c'est aussi la puissance de la déformation, comme tout totalitarisme ; et Visconti nous le montre encore une fois à travers Aschenbach, qui s'empare des thèses de Nietzsche avec un parti-pris plus que douteux sur ledit auteur, au point d'en transgresser les idées les plus importantes du philosophe. Ce qu'a également fait le nazisme...


Ce qui est fascinant, c'est la densité extraordinaire du film. Je ne parle que de ce qui est "évident" ici, mais le film va tellement plus loin encore, notamment dans l'analyse de la crise spirituelle de l'Europe. Un bon complément à ce film, hormis les oeuvres de Thomas Mann (La Montagne Magique évidemment, que Visconti voulait adapter d'ailleurs...) serait la conférence de Husserl prononcée en 1935 à Vienne. Le destin des Européens, est-ce de sombrer dans la barbarie ? Peut-on soigner la culture, soigner le mal, crever l'abcès ? Pourquoi la formule de Théophile Gauthier, "plutôt la barbarie que l'ennui" a pris un tel sens ? En somme... pouvait-on éviter l'ascension d'Aschenbach, ou celle-ci était inévitable ? Il n'y a aucune réponse, et c'est justement ce qui fait mal... La stabilité de l'Europe s'est égarée en politique, mais en philosophie aussi ! Le fameux "oubli de l'être", conduisant même à l'oubli de l'oubli de l'être selon Heidegger... Cet excès de métaphysique.. notre pensée désaxée... est-ce que cela représente une somme des causes de ce mal ? Peut-on affirmer que le nazisme est une trajectoire logique du destin de l'Europe du XXe siècle en fait ? C'est la question la plus essentielle dés que l'on parle du nazisme, et à laquelle s'attelle Visconti évidemment.


Visconti dresse une fresque absolument gigantesque, où tous les éléments de la crise spirituelle et politique de l'Europe communiquent entre eux. Visconti y interroge beaucoup l'impunité du IIIe Reich, faisant de cette oeuvre une grande oeuvre de philosophie morale, ou plutôt de réflexion morale, car Visconti ne dresse pas forcément de grandes thèses à ce sujet. Mais il y a tellement de choses qui sont abordées, on pourrait même interpréter la relation entre Berger et sa mère d'un point de vue totalement freudien.


Visconti fait des Damnés un film véritablement symbolique, allégorique. "Si mes personnages sont devenus des symboles, c'est arrivé presque involontairement" disait-il d'ailleurs. Mais c'est arrivé, car c'est inévitable ; en recherchant des archétypes, Visconti a dressé des symboles. Et il se cache bien entendu, derrière tout ça, une interprétation totalement personnelle et politique de ce que peut être le fascisme en général... Le nazisme n'est rien d'autre que la fin du capitalisme, une forme de fin de l'histoire avant l'heure (cf Fukuyama et la fin de l'histoire après la chute du mur de Berlin), et, pour paraphraser Visconti lui-même, "le dernier résultat de la lutte des classés arrivée à son extrême conséquence, celle d'une monstruosité comme le nazisme ou le fascisme et qui, naturellement, ne peut préluder à autre chose qu'à une évolution dans un sens socialiste."

Reymisteriod2
9
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le 8 oct. 2019

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