En 1956-1957, Bergman, en réalisant consécutivement Le Septième Sceau et Les Fraises sauvages, atteint le sommet de son art. Si le premier est plus rhétorique que le second, les deux soulèvent les grandes questions philosophiques et théologiques du sens de la vie, tandis que la seule certitude la concernant est celle de sa propre fin. À la fin du Septième Sceau, la voie indiquée par le cinéaste est celle que la Mort ne prend pas : l’amour qu’éprouvent l’un pour l’autre Mia et Jof est la réponse lumineuse au silence de Dieu. Dans Les Fraises sauvages – un film magnifique, un chef-d’œuvre absolu – c’est au plus profond de son cœur que le protagoniste cherche la paix ; et au silence de Dieu répondent ici des « lieux tout sonores encore des échos de [sa] jeunesse ».


Au soir de sa vie, le docteur Isak Borg – superbement interprété par Victor Sjöström qui fut, en son temps, cinéaste – sent poindre la mort suite à un rêve étrange évoquant La Montre brisée et La Charrette fantôme, films réalisés respectivement en 1920 et 1921 par Sjöström lui-même. Suite à cette prémonition, Isak Borg décide de se rendre en voiture à la cérémonie de jubilé en son honneur, afin de faire un détour par le pays de sa jeunesse. En quittant son bureau, mausolée de souvenirs photographiés, Isak passe devant un jeu d’échec. Il n’y jouera pas, contrairement à Jöns dans Le Septième Sceau, une partie avec la Mort : il la sait perdue d’avance. Les Fraises sauvages est un road trip vers le dernier souffle, la cérémonie de jubilé étant la consécration – et, dans son sens le plus strict, la fin – d’une vie de labeur.


Parallèlement au voyage en voiture se fait le voyage intérieur d’Isak, où le passé et le présent s’entremêlent dans des scènes plus poignantes les unes que les autres. Une fois, Isak contemple son propre reflet de mourant dans le miroir que lui tend Sara, son premier et unique amour, jeune encore, d’une beauté immuable comme la douleur ; plaie béante d’une âme que la rupture des fiançailles aura marquée à jamais. Une autre fois, un alter-ego peu reluisant de l’Isak marié du passé, un homme rencontré sur la route, le mène, en rêve, à ce que leurs reflets dans les eaux du fleuve comme dans celui du Styx annoncent comme étant les Enfers : un lieu où un souvenir et sa femme, évanouis et morts tous deux depuis longtemps, se font organiques une dernière fois dans l’écho d’un constat qui se répète inlassablement – « Isak est si froid ».


Il le dit d’ailleurs à sa belle-fille, Marianne, interprétée par la magnifique Ingrid Thulin : « Les douleurs de l’âme me laissent froid ». Il se trompe alors, car il n’a pas encore conscience que les douleurs de l’âme, à défaut de le laisser froid, ont fait de lui le misanthrope qu’on lui reproche d’être ; ni que toute sa vie s’est construite à l’ombre de ce qu’il a un jour perdu dans « le coin aux fraises sauvages » : le seul amour qui vaille, fauché par un frère trop sûr de lui. Prenant conscience au fil de ses rêves, de ses souvenirs et de ses rencontres, d’avoir passé sa vie dans le mensonge, Isak Borg se tournera vers la seule alternative qui lui permettra de gagner une paix intérieure et profonde : l’Autre.


Où est l’ami que partout je cherche ?
Quand le jour se lève, je désire le chercher
Quand le jour s’achève, je ne l’ai pas trouvé.
Mon cœur s’enflamme. Je vois ses traces :
Je sais qu’il est présent partout où la sève monte de la terre,
Là où fleurissent les fleurs.
L’air que je respire de son amour est plein
Et j’entends sa voix dans le vent d’été.


Ce poème du suédois Johan Olof Wallin, écrit en 1819, est, dans le film, la clef de voûte de la recherche de la paix intérieure. Récité lors d’un repas par les différents protagonistes du voyage – représentant trois générations différentes –, vers par vers, tour à tour, ce poème constitue un élément de réponse à la question posée plus tôt par Bergman : ici, l’Autre, ce n'est pas l'Enfer, mais le Paradis peut-être, la seule certitude d'un bonheur auquel une vie de solitude ne pourrait prétendre.


Pour le dire simplement, Les Fraises sauvages sont belles à en pleurer.

Menulis
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le 10 oct. 2017

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