En septembre dernier Bertrand Mandico réalisait le clip d'une chanson de Calypso Valois: dans ce petit film de cinq minutes, un esthète présentait à ses hôtes, lors d'un dîner, sa nouvelle acquisition : un homme-oiseau vêtu de cuir (Nicolas Maury) sortait alors de sa cage pour jouer les créatures lascives, se frotter aux invités avant de se rebeller violemment contre son maître. Ce petit conte à l'esthétique très queer aurait pu servir de teaser aux Garçons sauvages – et l'on comprend, en découvrant d'autres courts de Bertrand Mandico (Boro in the box, Notre Dame des hormones) que ceux-ci ont représenté, comme c'est souvent le cas dans l'oeuvre d'un cinéaste, un laboratoire où les formes ont lentement mûri, pendant vingt ans, pour nous conduire aux portes de ces Garçons sauvages.


Les habitués de la « maison » Mandico (Nathalie Richard, Elina Lowensohn, Christophe Bier) s'y retrouvent comme dans un club privé, on y reconnaît tous les signes de la culture queer : Pink Narcissus, Scorpio Rising, Portier de nuit et Querelle sont dûment cités. Mais le spectateur est-il le bienvenu ? Peut-il participer aux plaisirs raffinés du club ? On ne peut nier que celui-ci ait un certain charme, mais sa séduction s'exerce de façon très superficielle : comme d'autres films de cinéastes-plasticiens (ceux de Bonello par exemple, ou de Yann Gonzalez), Les Garçons sauvages est avant tout un bel objet : la scène du procès des garçons – jugés pour crime au début du film – est d'une irréalité vraiment charmante, ses effets visuels (arrière-plans mouvants, surimpressions) et littéraires (le narrateur parle comme dans un conte du XVIIIe siècle) envoûtent. Mais une fois que les charmes de la maison ont fait leur effet, une fois que l'on a respiré un parfum de décadence sur le bateau du Capitaine qui doit conduire les garçons vers leur bagne, le film ne fait plus aucun mystère de ce qu'il est : un laboratoire. Son terrain d'expérimentation est une île tropicale, ses cobayes sont cinq jeunes actrices, objets d'une expérience orchestrée par un savant fou - le docteur Séverin (Elina Lowensohn), double fictif du réalisateur.


L'expérience a une visée morale : il s'agit de « corriger » des garçons violents en les transformant sexuellement. Le climat doit produire sur eux un changement hormonal, première étape d'un voyage transgenre où le féminin va l'emporter sur le masculin – car l'avenir est femme, selon le docteur Séverin. La violence de l'expérience mériterait d'être questionnée, mais Mandico conçoit son film comme « un conte sans tabou » qui vise à « déverrouiller tous les codes et interdits qu'on peut rencontrer dans ce type de récit pour amener l'histoire vers quelque chose de plus […] déviant. » (voir son entretien dans la revue Carbone). La déviance n'est pourtant pas absente de l'univers du conte, toute la psychanalyse l'a démontré et il suffit de relire Peau d'âne pour s'en convaincre. Ainsi le déverrouillage dont parle Mandico est plutôt tout une manière de se débarrasser de l'âme du conte pour avoir les mains libres en tant que plasticien. Dès lors, son film peut être décrit comme un conte dont il ne resterait que le « il était une fois ». La métamorphose, le décloisonnement des catégories sexuelles ne sont pas donnés comme des éléments qui travaillent le récit et les personnages de l'intérieur : toute l'esthétique de l'île (avec ses plantes phalliques, ses fruits velus, son odeur d'huître) en fait au contraire une expérience purement plastique. Parfait exemple de cinéma de laboratoire, dont les créatures poussent comme des fleurs du Mal transgéniques.


En cela, le film n'a strictement rien de sauvage, toute la visée de son expérience consiste au contraire à faire tenir ses actrices dans son laboratoire, où elles sont coiffées et habillées comme des garçons – si bien que l'histoire des Garçons sauvages se résume vraiment littéralement à celle de son tournage : on fait jouer des garçons par des filles. Le coup d'éclat du casting voudrait être redoublé par le choc esthétique, par la proposition d'un cinéma dans tous ses états – comme si l'argument de départ n'était pas suffisamment puissant et transgressif. Ainsi, le film ne soulève jamais la question de savoir le mène son expérience, ce qui l'occupe avant tout c'est de la rendre sidérante – ce sur quoi la critique, dans son immense majorité, l'a suivi les yeux fermés, en communiquant essentiellement sur la sidération, le choc.


Il est étonnant que l'aspect moral de l'expérience proposée par le film ait été si peu commenté : c'est un peu comme si l'on revoyait aujourd'hui Orange mécanique en ne regardant que les décors et les costumes d'Alex et ses droogies. La référence au film de Kubrick, bien qu'il y en ait une centaine d'autres dans le film, paraît vraiment prééminente. La construction narrative est identique : dans les deux cas, c'est un rêve de redressement, qui passe chez Kubrick par une expérience médicale (le traitement Ludovico), chez Mandico par une lente métamorphose sexuelle, au terme de laquelle les phallus vont tomber comme des fruits secs. Autrement dit, l'expérience de la castration chimique – et son corollaire : l'émasculation – s'est considérablement adoucie sur l'île des Garçons sauvages : «ces garçons ne sont pas punis, il s'adaptent », explique Mandico dans Carbone. Certes il s'adaptent, mais ils subissent pourtant une expérience correctrice dont la violence aurait mérité une réponse autre que plastique. C'est toute la différence avec Kubrick et celle-ci permettrait presque de démontrer qu'entre Orange Mécanique et Les Garçons sauvages, soit en presque un demi-siècle, on est passé d'un cinéma de moraliste à un cinéma de plasticien. Exemple : dans la scène de viol qui ouvre quasiment le film, on ne voit pas le viol, mais seulement le sens du raffinement érotique des garçons : ils ont attaché la victime à un cheval avec des cordelettes et ils jouissent de cette image plus que du viol lui-même. Les violeurs sont des esthètes, c'est un point commun avec Kubrick mais c'est bien le seul, car tout l'objectif du traitement subi par Alex dans Orange Mécanique est de questionner la violence dans son rapport à l'esthétique : c'est l'association de Beethoven et des images du programme Ludovico qui fait dire à Alex : « it's a sin » (c'est un péché).


Pour les créations transgenre du docteur Séverin, il n'y pas de péché, il n'y a que des vices : la façon dont ils/elles draguent et tuent des marins de passage laisse même entendre, à la fin du film, que les charmes du féminin ne sont qu'une nuance de plus dans l'éventail de leurs vices. Autrement dit, l'expérience est nulle d'un point de vue moral : seule l'anatomie des garçons a changé – pas leur nature. L'échec de l'expérience scientifique, topos du récit SF de Frankenstein à Jurassic Park, est un lieu commun que le film reprend sans le questionner. Mais là n'est pas la question après tout : la dernière réplique que le docteur Séverin lance à ses créatures – Ne soyez pas vulgaires les filles - fonctionne presque comme un pied de nez adressé au spectateur. Utopie ou dystopie, peu importe en somme : l'essentiel était que les créatures occupent la scène expérimentale du film et qu'elles la quittent, en toute logique, à la fin des opérations.


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