Dès la première image, on voit ce cloître bleuté de toute beauté ; on pense à Caroline Champetier (le générique nous donnera raison), et on se surprend à soupirer d’aise à l’idée de passer 110 minutes parmi les images de cette immense chef opératrice. Elle a ce talent de nous mettre immédiatement dans l’ambiance, dans le vif du sujet.


Ici, le sujet est grave, dramatique même, et tranche singulièrement avec le précédent film d’Anne Fontaine, Gemma Bovery. S’essayant pour la première fois au drame historique, la cinéaste nous emmène en Pologne, en 1945, dans un couvent de Bénedictines qui fut le théatre d’exactions sordides de la part de soldats de l’Armée Rouge. Des exactions absolument indicibles, car les viols multiples dont les sœurs ont été l’objet ne seront jamais nommés ni par les victimes elles-mêmes, ni par Mathilde Beaulieu (Lou de Lâage), le médecin qui va les aider, et dont le point de vue sera adopté par le film.


Pendant que les nonnes chantent les louanges du matin dans une ambiance harmonieuse, pieuse et vaguement contemplative, des hurlements de souffrance se font entendre derrière les murs. Une des jeunes novices, Irina (Joanna Kulig que l’on a déjà aperçue dans Ida de Pawel Pawlikowski), le visage terriblement poupin encore, s’échappe du couvent, bravant l’épaisse neige pour trouver un médecin (« ni russe, ni polonais » précise-t-elle au garçonnet qui va lui servir de guide). Elle est conduite à la Croix-Rouge française d’où elle est gentiment refoulée par l’équipe. Mais Mathilde, une des internes en poste la voit agenouillée dans la neige, têtue et espérant qu’un miracle se produise.


Et le miracle s’est produit, car les voici toutes deux, en route vers le couvent pour y retrouver Sœur Zofia (Anna Próchniak) sous les affres d’un accouchement difficile et dangereux, ainsi que Soeur Maria (Agata Buzek) la responsable des novices et le lien bienvenu entre Mathilde et ce milieu qu’elle a bien du mal à appréhender. La jeune femme s’affaire et opère Zofia dans une scène d’une incroyable beauté, faite de compassion, de honte, de peur, de tout un maelstrom d’émotions mélangées et bouleversantes. Et ce, sous l’œil très désapprobateur de la « mère abbesse », la supérieure du couvent, elle aussi jouée par une « ancienne » d’Ida, puisqu’il s’agit d’Agata Kulesza, l’actrice qui a magnifiquement tenu le rôle de la mémorable Wanda-la-Rouge du film du polonais. Elle ne pense qu’à une chose, se soustraire aux yeux du monde, étouffer le scandale, et « sauver l’honneur » de ses sœurs, au prix de terribles décisions.


Anne Fontaine développe de nouveau dans les Innocentes sa préoccupation relative à la maternité, qu’elle a évoquée sous un angle certes très différent dans Perfect Mothers. Ici, c’est le choc violent subi par les jeunes du couvent qu’elle étudie sous toutes ses facettes, des femmes autant que des religieuses, et qui ont accepté certains renoncements sans forcément trouver l’apaisement dans la vocation qu’elles se sont choisie ; puis maintenant des mères, mais des mères d’une manière monstrueuse, victimes innocentes de violences et en même temps se culpabilisant d’avoir enfreint leur vœu de chasteté. La thématique est riche, tout est développé en délicatesse par une cinéaste très inspirée par son sujet, et interprété de manière très sensible par les différentes protagonistes : des évolutions graduelles, par petites touches, de leur personnage, de la compassion vers l’amitié pour Mathilde par exemple, de la ferveur aveugle et obéissante à une lucidité accrue pour sœur Maria, de la certitude au doute pour la mère supérieure, et tout un ensemble de sentiments nouveaux que les jeunes sœurs expérimentent presque avec terreur, dont celui précieux de la maternité.


Le fait d’ajouter un personnage masculin, celui du médecin interprété par Vincent Macaigne, amoureux caustique et pince-sans-rire de Mathilde, sans avoir l’air d’y toucher, permet de faire un contrepoint léger à cette histoire très dramatique, comme une petite respiration dont le spectateur a besoin, et dont le film a besoin pour ne pas s’enrouler dans un pathos, même si le traitement d’Anne Fontaine ne permet nullement ce glissement : même les choses les plus tristes et les plus tragiques sont toujours entourées d’un grand respect et d’une grande empathie de la part de la cinéaste, qui les rendent lumineuses et bouleversantes sans être sentimentales.


Les collaborations de la cinéaste sont judicieuses ; les dialogues concoctés avec Pascal Bonitzer sont percutants et fins. Mais surtout, cette sublime photo que lui offre Caroline Champetier. Douce quand c’est nécessaire (les éclairages des intérieurs tamisés par les lampes à pétrole apportent l’intimité à des histoires très intimes), féroce quand c’est nécessaire (telles ces traversées de forêts enneigés par l’une ou l’autre des sœurs échappées secrètement du couvent, en proie au désarroi auquel répond un contraste violent entre le noir des arbres et le blanc de la neige, donnant exactement les mêmes impressions que dans Essential Killing de cet autre polonais, Jerzy Skolimowski).


A la différence de celui d’Au-delà des Collines du roumain Cristian Mungiu, le couvent d’Anne Fontaine est un endroit où le bonheur est une option possible (il faut voir la gaieté de la réception le jour de la prononciation des vœux par les novices), ce qui est montré en filigrane malgré les drames qui y ont eu lieu. Une très belle réussite de la part de cette cinéaste éclectique et tout-terrain qui a de moins en moins quelque chose à prouve. Un des meilleurs films de ce début d’année !

Bea_Dls
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le 16 févr. 2016

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Bea Dls

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