La cinéphilie a ceci de fabuleux qu’elle fait du spectateur un historien : fenêtre sur son époque, le film dit l’air du temps, l’état des lieux et les élans des générations.


Prenons l’année 1960 : en Italie, c’est la décadence d’une fête qui se croit libertaire dans La Dolce Vita, une prostituée tandis que la cavale d’une jeunesse poétique et jazzy permet toutes les audaces formelles d’A bout de Souffle en France. Dans le même pays, la révolution sexuelle s’affirme sous les traits de Bardot hurlant à la génération précédente qu’ils sont morts dans La Vérité, et aux USA, La Garçonnière permet à une Shirley MacLaine objet sexuel d’un patron de s’émanciper progressivement.
Partout, la vie, la fougue, l’exercice plus ou moins périlleux de la liberté, et l’aube d’une décennie qui mènera aux révolutions que l’on connait tous.


La cinéphilie a ceci de galvanisant qu’elle ne finit pas de surprendre : en voyant Les Innocents Charmeurs d’Andrzej Wajda, on se rend compte (non sans une légère gêne) qu’on aurait jamais cru retrouver, dans un film polonais de cette même année, une atmosphère en tous points semblable. Et pourtant : cette génération est la même, marivaudant sur une partition enlevée, le jazz accompagnant toute une nuit durant les jeux et les devises de personnage qui soignent d’autant plus leur rôle qu’ils se mettent en quête d’authenticité.


C’est la fluidité qui capture le mieux ce ballet au rythme syncopé : la caméra s’embarque dans une superbe diversité de lieux, à la poursuite de ces protagonistes qui semblent incapables de se poser, offrant le panorama d’une ville en pleine effervescence. Très graphiques, ces travellings dans les café-concert, les places au petit matin, des rues encombrées dont les pigeons s’envolent brusquement à l’irruption de la jeunesse (qui compte d’ailleurs subrepticement Roman Polanski), attestent d’une très belle maîtrise, que ce soit dans la mise en scène et la photographie, et bâtissent un cadre qui semble un terrain d’aventure pour les personnages. Leur périple, construit en trois temps, joue d’ailleurs des contrepoints : la frénésie de la musique et de l’alcool cède le pas à un huis clos où un couple pourrait se construire, s’il acceptait de baisser la garde plutôt que de toujours jouer au plus malin, avant un retour à l’aube d’une nuit blanche, échappée vers un extérieur revivifiant toutes les promesses.


La liberté de ton et les patinages de ce face à face évoquent forcément la Nouvelle Vague (et, à quelques reprises durant cette deuxième phase, une vanité et le léger qui peut l’accompagner) : dilettantes, volontiers artificiels et malicieux, les personnages n’en assènent pas moins quelques aphorismes (« nous sommes une génération exponentielle ») ou des réflexions sur les similitudes entre la vie et un enregistrement sur bande magnétique. Une façon d’affirmer que, si l’on n’est pas dupe de tous les artifices qui président à ce jeu qu’est la séduction, ou la musique, on s’offre aussi la possibilité de se rendre disponible à la beauté du monde. La musique, le sourire, et ce mot qui coince dans les mots croisés parce qu’il effraie, mais que tôt ou tard, on finira par inscrire sur la toile vierge d’un matin de la ville.


(7.5/10)


Un grand merci à Jules.

Sergent_Pepper
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le 8 juin 2020

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Sergent_Pepper

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