Difficile de juger de la qualité documentaire du film dans mon cas, moi qui ai aussi grandi derrière le périphérique, mais du « bon côté » (92). Le contexte, on le connait depuis longtemps, c’est celui des brigades de baqueux patrouillant dans les quartiers (plus ou moins) « sensibles » pour réprimer les comportements contraires à la loi (ceux qui n’en ont pas fait l’expérience auront sûrement vu un « Envoyé Spécial » pour éclairer leur lanternes), et qui occasionne entre les flics et les jeunes fumeurs-de-shit des affrontements journaliers. Le tour de force de Ladj Ly est d’avoir fait de ce cadre la matrice d’une fiction bien efficace et maitrisée, exploitant toute les ressources esthétiques et narratives de la banlieue pour les mettre au service du meilleur cinéma.


A l’exception de quelques plans dans la première partie du film, la caméra suit le parcours de cette voiture de flics qui quadrille le terrain. Il ancre le regard du spectateur dans un rapide vagabondage au pied des tours, parfois troué de belles perspectives aériennes sur la cité grâce à l’usage du drone. Sous le prétexte classique de faire découvrir la ville à un étranger (« Punto », la nouvelle recrue), on croise une galerie de personnages qui rappellent inévitables les bonnes vieilles figures du western : le costaud taiseux, le mauvais flic, le shérif corrompu (le « Maire » auto-proclamé), le bandit repenti, et une galerie de lieux qui organisent la vie locale : le marché, le saloon revisité en kebab salafiste… Toutes les relations entre les personnages semblent complètement circonscrites au quartier, où tout le monde se connait et s’affronte à mot-couvert pour déterminer qui peut rendre la loi. Ici pas de portraits ternes et moribonds qui viendraient souligner lourdement la misère sociale (salut l’Esquive) : on rit, on kiffe, on célèbre la gouaille mordante des quartiers en donnant vraiment sa place à l’art du palabre (ce que la bande-annonce ne met bizarrement pas du tout en avant).


La deuxième partie du film referme la narration sur les policiers, qui apparaissent peu à peu pris dans le mécanisme de vengeance inexorable déclenché par la « faute » d’un de leur membre. Celui-ci perd le contrôle de lui-même pendant l’interpellation d’un gosse et blesse gravement ce dernier. L’atmosphère drolatique de la première partie du film laisse place à une tension grandissante, puis à l’horreur et la panique. Les grands espaces que sillonnent les policiers se referment sur une cage d’escalier remplie de fumée et de silhouettes cagoulées indiscernables, et le spectateur n’aura jamais la satisfaction de connaitre le sort final des trois protagonistes (qu’il devine cependant mal partis). Le rythme est parfaitement maitrisé : le caractère condensé de l’intrigue (« 24 h de la vie d’un flic »), la première résolution, le faux calme, puis l’accélération et le suspens final. On ressort de la salle sidéré. On voudrait finalement se dire convaincu, éclairé, mais de quoi ?


Que dire du sens ? La misère comme matrice de la violence (ce que Ladj Ly prétend sur tous les plateaux télé)? Je ne sais pas : après tout, on ne s’attarde pas sur la misère, en tout cas matérielle, de nos personnages, mis à part peut-être celle des policiers (la fatigue de Chris quand il retrouve ses enfants, Gwada vit encore chez sa mère). C’est surtout la violence qui s’engendre elle-même, dans ce huit-clos étendu mais réel (à l’échelle du quartier). Elle apparait comme le déclencheur et l’aboutissement inéluctable du conflit, rendant les individus définitivement étrangers les uns aux autres : la bavure policière signe le rétrécissement du point de vue à celui des seuls policiers (on ne voit par exemple pas les gamins retrouver Issa et monter leur plan de vengeance) ; « Punto » se heurte à une porte fermée quand il tente de trouver du secours... Mais cette escalade s’opère pour le plus grand plaisir du spectateur qui assiste à un moment de cinéma mémorable. On reste indécis quant à la crédibilité du dénouement et aux échappatoires possibles, en tout cas on tire son chapeau à la réalisation.

Cam26
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le 3 déc. 2019

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