Comment faire cohabiter dans un même film tous ces enfants de la patrie, flics de la BAC, jeunes de quartier de la banlieue parisienne, leurs respectifs parents, frères musulmans, animateurs de quartier, manouches et trafiquant de drogues sans verser dans le manichéisme, sans en victimiser certains au détriment des autres, sans prendre parti pour l'un des camps? Telle est à nos yeux la principale prouesse de Ladj Ly qui parvient à atteindre un degré d'objectivité remarquable lui permettant de montrer l'actuelle réalité des «territoires perdus de la République» sous une forme presque documentaire en évitant les multiples écueils qui ont pu se présenter à lui et en dégageant les responsabilités de chacun.


Beaucoup s'y étaient jadis frottés, peu en étaient ressortis vivant (cinématographiquement parlant, bien sûr) tant le taux de décès est élevé dans ces contrées périlleuses, sorte de no man's land, de zone à la Stalker – la liste de disparus est trop longue pour qu'on la cite. Un seul ne sort vraiment du lot, et c'est évidemment Kassowitz avec La Haine. Coïncidence ou non, tout ce beau monde se côtoie dans Kourtrajmé. Raison pour laquelle certains détails de la construction du film ont été ouvertement repris (unité de temps, de lieu et d'action ; la fameuse et inévitable bavure policière; et surtout, la fin du film), car entre amis on peut toujours s'aider, et personne ne le prendra mal, au contraire, on le prendra plus comme un hommage appuyé que comme un obséquieux emprunt.


D'autres points en commun les réunissent. D'abord, et inévitablement, la langue, toujours aussi moderne, argotique, cryptique, agressive et créative, véritable fleur du béton. Les personnages, purs produits de la zone, entiers, vrais, sincères, tous très bien dirigés (mention spéciale pour les deux flics blancs, Alexis Manenti d'abord et Damien Bonnard ensuite), avec de vraies trouvailles comme «le maire». L'ambiance, le décor, «le bruit et l'odeur». La tension du récit, ici encore beaucoup plus exacerbée, la situation s'étant encore plus dégradée au fil des décennies d'inaction gouvernementale.


Tout ça sous le regard du drone, mise en abîme du regard, du cinéaste, qui veut livrer la vérité et assumer sa responsabilité, s'engager.


Toutefois, ce dernier ne sort pas vraiment sorti indemne de ces prises de vues osées et indiscrètes. Son outil en paiera le prix. De même Kassowitz adulé dans un premier temps disparaît, ou presque, par la suite: en effet, qu'a-t-il réalisé après qui vaille la peine d'être nommé? Dur combat donc, homérique, dans lequel s'est vaillamment lancé Ladj Ly, et duquel il ressort sans conteste vainqueur. Prêt à renouveler l'épreuve? Le temps le dira.


8,5/10

Marlon_B
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Créée

le 27 mars 2020

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Marlon_B

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