Les Oiseaux s'envolent, les Esprits restent

Il y a quelques années maintenant, je fus époustouflé par le précédent film de Ciro Guerra: "L'Étreinte du serpent" sorte de récit mystique et aventurier perdu dans les méandres de l'Amazonie.


Avec "Les Oiseaux de Passage", Ciro Guerra poursuit son travail d'historiographe de l'Amérique du Sud au Cinéma. À la manière d'un chroniqueur d'une histoire parallèle et cachée, le réalisateur colombien – aidé par sa compagne Cristina Gallego à la réalisation – raconte encore une fois un épisode du Nouveau Monde vu par un angle inédit. Il évoque la genèse du trafic de drogue entre les peuples locaux et les Gringos à la fin des années 60 pour aboutir près de 20 ans plus tard à l'empire des cartels de narcotrafiquants dans la région. La drogue étant un leitmotiv du cinéma hollywoodien, Ciro Guerra emprunte les codes du film de gangsters, signature Coppola ou De Palma, pour insuffler au film une dimension tragédienne et sépulcrale. Son film couvre ainsi plusieurs décennies et s'entrecoupent de chapitres distincts donnant à l'ensemble une allure de fresque épique où gloire et décadence, des cordillères vertes et pluvieuses aux déserts arides, agitent furieusement le destin de plusieurs familles...


Si le film propose cette ampleur, il peine à incarner pleinement ses personnages qui se perdent parfois dans un mutisme désarçonnant pour nous spectateurs. On comprends les enjeux mais on ne saisit pas assez les relations, les sentiments, les volontés profondes. Cela résulte peut-être d'un choix du réalisateur, voulant par cette immatérialité, davantage figurer qu'expliquer. Car Ciro Guerra dans ses films précédents, profitait déjà de ces dissipations d'identité pour raconter plus globalement les rites ancestraux et mythologies d'Amérique du Sud. Le titre du film d'ailleurs, non sans ironie, évoque la toute puissance de la nature qui, même si elle ne fait que passer, garde toujours un œil perçant et accusateur sur l'homme. Car la terre se souvient nous martèle le réalisateur colombien, les puissantes séquences de musique, de danses traditionnelles, de chants cérémoniaux en témoignent.


Le choc de civilisation semble également habiter Ciro Guerra. Il illustre constamment les différences de mœurs et de culture entre ethnies améridiennes, mais aussi la fracassante rencontre entre modernité et tradition. «Les Oiseaux de passage» par son astucieuse américanisation de style, explique de fait l'arrivée du capitalisme sauvage. Cet inexorable raz-de-marée transformant chaque ressource naturelle, n'importe quelle denrée rare en convoitise.


«Les Oiseaux de Passage» donne les gages de l'impeccable assimilation de l'influence américaine dans le chef du réalisateur. Il maîtrise les codes, tout en les diluant avec virtuosité selon les vents violents et les parfums séculaires de son pays natal. Il n'est donc pas étonnant d'apprendre qu'aujourd'hui, Hollywood tend les bras à Ciro Guerra. Le Colombien va en effet prochainement réaliser un film avec Johnny Depp et Robert Patinson.


Espérons que même à l'intérieur du système, ses ailes ne l'empêchent de passer...

Liverbird
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le 11 avr. 2019

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Liverbird

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