S’il est un des rares et premiers auteurs de cinéma de genre reconnus, on a tôt fait de réduire Tod Browning à son chef d’oeuvre Freaks, qui, s’il représente sans doute avec le plus de puissance les obsessions du réalisateur, cache un peu la forêt d’une filmographie complexe et plurielle.
Les Poupées du diable, avant-dernière oeuvre du cinéaste, fait le bilan d’une carrière en dent de scie: on y passe d’un genre à l’autre, d’une tonalité à l’autre avec une fluidité déconcertante. Le film semble échapper continuellement à ses contours, d’une évasion de prison on atterrit sans crier gare dans la parodie fantastique. Co-détenu d’un ex-banquier accusé à tort (Lionel Barrymore), un vieux laborantin fou dévoile son grand dessein: miniaturiser l’humanité pour économiser ses ressources. Fausse-piste encore, de la mort inopinée de son Docteur Frankenstein, le film prend un nouvel élan inattendu dans la quête de vengeance du banquier.
Démiurge audacieux et sensible il tient alors sur ses épaules le transformisme incessant du film. Lionel Barrymore prend la suite des milles visages du regretté Lon Chaney en portant sous le masque d’une doucereuse vieille marchande de jouets (afin de cacher son identité) le poids d’une rancoeur indéfectible et d’une paternité sacrificielle. Passant de la farce cynique au drame familial dans la fluidité contenue de ses traits, Tod Browning trouve dans le visage de son comédien l’espace privilégié de ses transitions poétiques. En un éclair, le masque de la mielleuse vieillarde se durcit en génie du mal marionnettiste ou, face à sa fille se bouleverse d’un amour paternel impossible, comme un formidable écran d’émotions transitoires.
Jouant des contrastes pour observer les mouvements d’humanité à la loupe, le cinéaste puise dans sa promesse spectaculaire (les fameuses poupées), le parfait écho esthétique de son transformisme émotionnel. L’inquiétante étrangeté de ses effets spéciaux protéiformes (de surimpressions en jeux de décor) trouvent leur apex dans les sublimes séquences d’infiltration des poupées, lentes et silencieuse, flouant les échelles et les contours des corps et des décors pour provoquer un entre-deux perceptif entre le gigantisme et le microscopique, entre l’immobile et le mouvement, chacun étant tour à tour, le monstre de l’autre. En rejouant sans cesse l’émergence de la vie dans ses poupées (comme autrefois la créature de Frankenstein), et en multipliant les rapports d’échelle insolites, le cinéaste célèbre ainsi, encore une fois, les origines spectaculaires du cinéma (né dans les foires et le cirque comme il est né lui même en cinéaste en fuyant avec une troupe) et le choc originel de la mise en mouvement, en émotion, en vie, des images.
De ces oscillations, c’est dans l’amour filial, travesti mais retrouvé, que le film trouve son apaisement. Des poupées aux hommes, il n’y a que l’espace infime qui sépare le rictus du sourire, l’enfance d’un art à son accomplissement.
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