Pour son premier long-métrage, Cordula Kablitz Post choisit de sortir de l’ombre une femme hors normes : Lou Andreas-Salomé.


Hélas tombée dans l’oubli, contrairement aux hommes qu’elle a côtoyés (tels que Nietzsche, Rilke ou Freud), Lou Andreas-Salomé fut pourtant une pionnière dans l’histoire de l’indépendance des femmes. Elle œuvra sans cesse dans sa vie privée comme dans ses écrits pour acquérir cette autonomie face aux hommes dont elle se sentait l’égale. A vouloir retracer la vie entière de cette égérie intellectuelle, romancière et psychanalyste qui déchaîna les passions, la réalisatrice Cordula Kablitz Post propose un biopic assez classique qui survole les événements marquants en les abordant sous un angle plus romanesque qu’intellectuel.


Le film se situe en 1933, en plein essor du nazisme et débute par un autodafé de livres. Lou Andreas-Salomé est alors âgée de 72 ans et vit de plus en plus recluse depuis que la psychanalyse est proscrite, considérée comme une science Juive. C’est alors qu’elle décide d’écrire ses mémoires, aidée du germaniste Ernst Pfeiffer (interprété par Matthias Lier) avec qui elle évoque son parcours – et surtout ses amours – par flashbacks.


En faisant se succéder des comédiennes qui ne se ressemblent pas (Liv lisa Fries, Katharina Lorenz et Nicole Heester), et qui dégagent des sensations différentes (douceur, arrogance, antipathie par moments), pour interpréter Lou à différents âges, le film s’avère un peu déstabilisant. Peut-être est ce volontaire, lié à l’évolution psychologique du personnage en vieillissant. Quoi qu’il en soit, la bonne volonté indéniable de chacune permet tout de même d’entrer dans le récit. Celui-ci remonte au plus jeune âge, où se dessine, déjà, l’autodétermination, la volonté de se faire une place au milieu d’une fratrie purement masculine et d’obtenir les mêmes droits que ses frères. Cordula Kablitz Post revient sur la façon dont cette jeune fille a intégré les cercles intellectuels à Rome, Saint-Pétersbourg ou Berlin, au grand dam de sa mère, eu égard aux conventions de l’époque. C’est principalement à travers ses échanges avec les hommes, dans son discours autant que dans ses actes, que la réalisatrice illustre la philosophie de Lou Andreas-Salomé : « Suis ton chemin, soi toi-même et deviens ce que tu es ! ».


En effet, Lou Andreas-Salomé avait adopté un mode de vie et de pensée unique en son temps. Elle considérait qu’en devenant épouse ou amante d’un homme elle passerait instantanément sous leur dépendance et perdrait toute chance d’égalité face à eux. Au départ, elle se refusa donc à tout plaisir charnel et décida très tôt qu’elle ne se marierait jamais. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles, outre son élégance, son esprit et sa conversation, elle suscita tant de désir, voire de folie chez les grands intellectuels de son époque (entre autres, Paul Rée et Friedrich Nietzsche lui demandèrent sa main sans succès, ce qui ruina au passage leur triangle amical). Ce qui est intéressant dans la façon dont Cordula Kablitz Post traite le sujet, c’est de constater que les hommes étaient fascinés par cette femme, car aussi bien avec elle qu’avec un homme. Dans un poème qui lui est dédié, Rilke écrit : « Tu étais un ami comme le sont les hommes ». On perçoit donc nettement qu’à cette époque les femmes avaient une fonction « ménagère », sexuelle, maternelle, mais que ce n’était pas avec elles que l’on pouvait discuter et encore moins s’amuser ! La réalisatrice parvient également à faire ressentir, notamment lors de la passion amoureuse que son héroïne vit sur le tard avec le poète Rainer Maria Rilke, les sensations d’étouffement et d’entrave engendrées par les relations amoureuses. C’est précisément ce qui justifie les choix de vie de Lou Andreas-Salomé et qui fait que l’on ne la juge pas. On comprend ce désir de maintenir son esprit libre et indépendant, chose manifestement incompatible dès que l’amour entre en jeu, et le conflit intérieur qui se joue nécessairement entre autonomie et intimité.


En ce sens, LOU ANDREAS-SALOMÉ est un film éloquent et réussi, il expose et explique tout en laissant au spectateur la liberté de se forger son opinion. Néanmoins, dès que l’on passe à la seconde partie de sa vie, lorsque Lou Andreas-Salomé entame sa psychanalyse avec Freud, l’interprétation des événements mis en perspectives remet totalement en cause les motivations, et par là même, certaines convictions de cette dernière, ce qui est tendancieux. En effet, au delà de la mise en scène fantaisiste et un peu cliché de cette scène, en découle nettement l’idée que cette distance qu’elle place entre elle et les hommes est issue d’une déception, d’une peur ou d’une angoisse générée par un homme dans sa jeunesse. De ce fait, elle serait quelque part subie, nécessaire plus que volontaire car issue d’un trauma. Il est toujours possible d’en déduire qu’elle a su tirer profit de cela, et c’est le cas, mais on comprend par le biais des paroles que la réalisatrice lui prête à la fin du film qu’elle essuie quelques regrets et que tout le mal qu’elle fit involontairement aux hommes qui croisèrent son chemin fut un lourd prix à payer.


Au bout du compte, si LOU ANDREAS-SALOMÉ remet en lumière cette femme fascinante, il est dommage que la réalisatrice se soit égarée sur le côté passionnel de sa vie au détriment de son activité intellectuelle car cela retire un peu d’intérêt à cet hommage. S’il a le mérite de vulgariser très globalement l’apport de LOU ANDREAS-SALOMÉ, il eut été moins ennuyeux par endroits et plus constructif de se concentrer sur une partie seulement de sa vie et de développer davantage sur certains de ses travaux tels que le narcissisme positif. En dépit de quelques originalités dans la réalisation (les scènes en sépia), pas sûr qu’il reste autre chose de cette femme d’esprit que le récit d’une vie scandaleusement hors normes pour son époque et la sensation d’avoir été prise à son propre jeu…


Par Stéphanie Ayache pour Le Blog du Cinéma

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le 5 juin 2017

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