Whit Stillman est autant un écrivain qu’un cinéaste. Admirateur sans bornes de Jane Austen qu’il appelle pourtant ironiquement et sans doute tendrement « the spinster Authoress » dans l’adaptation qu’il a faite de son Lady Susan, il n’a pas manqué de faire référence à l’une ou l’autre de ses œuvres dans ses précédents films, comme par exemple dans Metropolitan (1990) où deux protagonistes devisent sur les plus et les moins du Mansfield Park de l’écrivaine.


Fin connaisseur de son auteure fétiche, il a choisi pour ce roman (puis plus tard pour le film) le titre de Love & Friendship, sachant que le titre "Lady Susan" a été attribué posthume par son neveu lors de sa première publication, et non par Jane Austen elle-même. Le titre choisi est celui d’un autre roman de sa jeunesse, "Love and Freindship" (sic), et de la bouche du cinéaste lui-même, c’est un titre plus cohérent avec ce qu’il voulait montrer dans son film, un peu beaucoup de Lady Susan, bien sûr, mais aussi une étude plus globale de cette société nobiliaire georgienne ultra-codifiée. Originalement structuré sous formes de lettres essentiellement entre Lady Susan Vernon et sa meilleure amie Alicia Johnson, puis entre sa belle sœur Catherine Vernon et la propre mère de celle-ci, "Lady Susan" est un roman réputé inspiré des "Liaisons dangereuses" de Pierre Choderlos de Laclos, autre roman épistolaire écrit quelques années auparavant, et il est vrai que l’héroïne austénienne n’est pas sans rappeler une certaine Madame de Merteuil…


Whit Stillman a mené une entreprise jubilatoire à travers ce nouveau projet, le roman d’abord, puis le film. La relative parcimonie de sa production est amplement justifiée par le très grand soin et la très grande richesse qu’il a apportés à ce projet tellement singulier, un film en costumes qui aurait pu avoir lieu aujourd’hui, tant les personnages sont d’une contemporanéité aigüe.


Lady Susan est donc un court roman épistolaire dont l’héroïne éponyme est une veuve de fraîche date de 35 ans, jolie et désargentée, prête à toutes les manigances pour trouver des maris fortunés pour elle-même et pour sa très jeune fille Frederica (interprété ici par Morfydd Clark). Par construction, le récit de Jane Austen est elliptique et discontinu, et une des prouesses du cinéaste est d’avoir entièrement réécrit le roman en remplissant ces trous de manière à rendre fluide la progression du récit, en complétant largement les rares dialogues cités dans les lettres du roman original, en créant de nombreuses scènes permettant des tête-à-tête entre Lady Susan (Kate Beckinsale, très à l’aise dans un rôle éloigné de ses prestations habituelles) et son amie Alicia Johnson (immuable Chloë Sévigny), le plus souvent à l’ombre des carosses, et en transformant les échanges de lettres en dialogues et échanges verbaux moins monotones et beaucoup plus dynamiques. Le cinéaste a tiré intelligemment parti du fait que le vieux et noble Monsieur Johnson (Stephen Fry) interdit à sa femme la fréquentation de la sulfureuse Lady Susan pour créer ces scènes intimes où les deux amies peuvent échanger librement à l’abri des indiscrétions, comme dans les lettres finalement…


Avec beaucoup de malice et d’humour, Whit stillman renforce avec ses dialogues la noirceur de lady Susan, le personnage principal, le cynisme et la mauvaise foi qu’elle affiche en toutes circonstances, ainsi que son amie Alicia, la bêtise crasse du soupirant de sa fille, sir James Martin, dont l’interprétation irrésistible et majestueuse de Tom Bennett confine au burlesque, avec une gestuelle presque keatonienne (il faut le voir se balancer come un dindon sur ses pattes, la main à la hanche, en s’invitant sans prévenir chez les Vernon, la belle-famille de lady Susan, débitant une énormité après l’autre). Le tout baigne dans un humour décalé. Le personnage de Kate Beckinsale décrit-il les traits de Sir James Martin auprès de son amie en le traitant de « vastly rich, rather simple »  ? Chloë de Sévigny prête ses traits sophistiqués d’égerie indie américaine à Alicia pour lui répondre : « The ideal ! » … Tout est à l’avenant, décalé, drôle, exquis, réglé au cordeau. Dans son souci d’en montrer un peu plus que ce qu’il y a dans le roman original, le cinéaste choisit par exemple de faire de la même Alicia une américaine, pour amener dans le film le contexte historique de l’époque, soit l’exil de certains américains en Angleterre après la guerre de l’indépendance). Ce sont de telles surprises et décisions qui font la réussite de Love & Friendship !


De plus, cette comédie des mœurs repose sur une esthétique très dynamique avec un ballet incessant de visiteurs, de valets ou encore de femmes de chambres qui entrent et qui sortent, un procédé qui rompt la monotonie d’un film assez verbeux il faut bien le dire. Ces portes enferment dans le secret les agissements de Lady Susan, encore une manière subtile de la part de Whit Stillman pour augmenter la réalité du roman de Jane Austen, donnant ainsi la sensation au spectateur de chausser des lunettes légèrement déformantes qui permettent de draper la protagoniste d’une sorte de dignité contraire à sa réputation de séductrice…


De nouveau tourné avec Kate Beckinsale et Chloe Sevigny, la paire d’actrices que Whit Stillman a déjà fait tourner ensemble comme amies dans Les Derniers Jours du disco (1998), Love and friendship est un film iconoclaste et réjouissant qui plaira aussi bien aux adeptes de Jane Austen qu’aux cinéphiles plus béotiens...


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Bea_Dls
8
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le 27 juin 2016

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Bea Dls

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