Lucy
4.7
Lucy

Film de Luc Besson (2014)

J'écrivais très très récemment (hier, pour tout dire), à propos d'Enemy (dont la bande-annonce est passée juste avant Lucy, la boucle est bouclée) : "La symbolique est grossière et outrancière". Mais ça, c'était avant de voir Lucy.

Les métaphores animales, provoquant les premiers facepalms d'une longue série (environ 2 minutes après le début du film) ne constituent finalement pas l'apogée d'un arsenal effrayant que Besson met "au service" de son récit.
Je n'ai pas encore regardé Tree of Life, mais suite aux innombrables rapprochements que j'ai entendu faire avec Lucy, je n'arrive toujours pas à décider si ça pique ma curiosité de voir un tel calvaire de mes propres yeux, ou si définitivement ça enterre tout espoir que je me l'inflige un jour. Comme quoi Besson provoque des réflexions profondes pendant la séance, c'est juste dommage qu'aucune ne concerne le propos de son film.

Ah, avant d'oublier -parce que je vous assure que c'est très vite oublié- je dois absolument parler de ce cher Éric Serra : il n'y a absolument rien à dire sur sa musique. Pas dans le sens où elle est irréprochable, haha non. Non, elle est totalement insipide, perclue de tics auditifs et sans la moindre originalité. Sénilité précoce ou besoin de se mettre à niveau avec le pote qui le fait bosser depuis plus de 30 ans, je ne saurais dire.
Toujours est-il qu'on hésite entre rire et pleurer à la lecture du titre des Échos (1). La seule chose qu'il met en danger c'est son talent. Par contre la comparaison à Cliff Martinez est sans doute un minimum pertinente, étant donné le travail moisi que ce dernier a produit pour Only God Forgives.

Voyons voir, j'avoue ne pas trop savoir par où commencer...

Quand j'ai vu la bande-annonce de Lucy, sa dimension crétine a immédiatement transparu. De ce point de vue, impossible de prétendre qu'on m'ait berné.
En revanche, on a aussi essayé de me le vendre comme un film d'action sympatoche. Et là, il y a beaucoup à redire.
Je ne vais malheureusement pas pouvoir complètement développer ce point maintenant, puisqu'il empiète en partie sur le thème majeur que j'entends aborder dans cette critique (les pouvoirs de Lucy, et plus particulièrement l'incohérence de leur utilisation ou non). Je me contenterai donc de souligner combien les scènes de fusillade, notamment la "bataille" finale, sont gratuites (cf. plus bas, donc), molles, mal filmées et inutiles. Combien les poursuites en voiture sont gratuites, molles, mal filmées et inutiles.
Bref, les -trop rares- passages d'action sont nuls. Et ça, même dans Taxi (au moins les premiers), à défaut de délivrer une profonde réflexion philosophique, c'était à peu près réussi ! (je sais, il n'était que producteur)

La dimension pseudo-philosophique du film est totalement ratée, puisqu'empreinte d'une mixture paradoxale de prétention et de didactisme forcené, avec des ambitions parfaitement démesurées et la volonté de rester accessible aux 6-13 ans, ce grand écart produisant une dichotomie désolante entre la réflexion sur le sens de la vie, et des métaphores dignes d'un Tex Avery. Rien à sauver de ce côté.

Le jeu des acteurs est en soi une leçon de cinéma. De tout ce qu'il ne faut absolument pas faire, et devrait être montré en exemple.

Rendre Scarlett Johansson interchangeable est probablement criminel dans plusieurs pays. Son personnage, rapidement délivré de ses émotions et par conséquent dénué de charisme comme d'empathie (ressentie ou provoquée), aurait pu être interprété par sensiblement n'importe qui, puisque ne demandant aucune expressivité, aucune compassion du spectateur, rien.
À aucun moment on n'a eu droit à de l'exposition (pensez donc, on aurait risqué de dépasser les 90 minutes). La destinée du personnage étant ce qu'elle est, je suppose qu'il faut éviter l'attachement, peut-être encore une fois pour préserver le jeune public, je n'en sais rien. Après tout le message délivré, naïf s'il en est, s'adresse probablement aux nouvelles générations, pour lesquelles il y a supposément encore un espoir (je ris sous cape).
La relation de Lucy avec sa mère est traitée par-dessus la jambe, ne parlons même pas de sa coloc', et on ne nous présente absolument rien de la vie de cette femme, après tout ça n'a aucun intérêt pour le scénario donc on ne va pas non plus en faire un personnage crédible. Il faut juste que ce soit une femme fragile mais forte, une héroïne. La rendre humaine risquerait de dénaturer le propos, voire la rendre complexe. Évitons. Je trouve même superflu que le débile jetable de la scène d'intro soit son "petit ami". Un quelconque pote de fac aurait suffi.

Morgan Freeman en est réduit à des inserts illustrant visuellement les phrases prononcées 10 secondes plus tôt, au même niveau qu'un documentaire sur les gazelles.
Lui et son troupeau de pseudo-scientifiques en blouse blanche... Quoi ? Ben oui, ce sont des scientifiques, même si ils n'ont jamais touché un tube à essai ils se baladent en blouse blanche, même si ils ont été convoqué en pleine nuit par Morgan Freeman. Il faut que le spectateur comprenne que ce sont de vrais scientifiques, pas des hommes qui se contentent vulgairement d'écrire des livres.
Lui et son troupeau de pseudo-scientifiques donc, servent uniquement de caution à ce qui va se passer. D'ailleurs ils ont un self-control admirable. Ah bon une nana débarque de nulle part et peut lire dans mes pensées ? Elle se transforme en flubber noir puis en ordinateur quantique ? OK. Y'a quoi à la cantine ce midi ?

Venons-en donc au centre du problème. Les capacités cérébrales de Lucy et ses super pouvoirs. Je glisse volontairement sur le décompte des pourcentages. C'est pathétique. Rien à ajouter.
Mais ces facultés surhumaines, donc ! Ah oui, tout un programme.
Ma vision des choses, qui n'est heureusement pas parole d'évangile, aurait été de faire un choix, perspective qui semble donner des crises d'angoisse à l'ami Besson depuis quelques années.
Choix n°1 : pousser à fond sur les aspects action, humour, film de super-héros. Lucy est capable de tout, moralement comme physiquement. C'est d'ailleurs montré -maladroitement encore une fois- avec le fait qu'elle tire sur tout ce qui se met en travers de son chemin. Je ne m'attarderai pas sur la stupidité de ce postulat (l'intelligence entraîne la froideur, le détachement et la violence, donc restez des abrutis), d'autres l'ont fait bien mieux que moi.
Mais il était en tout cas possible de poursuivre sur cette voie. Par la persuasion et par la force, Lucy impose une remise en cause, voire plus directement une marche à suivre nouvelle pour l'humanité. On peut se donner toute latitude quand à la sur-utilisation des pouvoirs, des explosions à la Michael Bay toussa. Bénéfice annexe au passage, ça ouvre la voie à une réflexion sur les dictatures et le libre arbitre, quitte à le faire en filigrane pour ne pas brouiller les frontières et trop édulcorer l'aspect actioner. Donc on pouvait même s'abstenir de le dire (contrairement à la ligne de l'écran de fin). Bien sûr ça supposait de laisser le spectateur lire entre les lignes et réfléchir par lui-même après le générique de fin. Trop risqué. En plus X-Men est déjà passé par là.
Choix n°2 : emprunter avec détermination la piste du conte initiatique, une fable psychologique axée sur notre identité en tant qu'êtres humains, pourquoi notre intelligence nous caractérise, les nouveaux horizons que pourrait ouvrir un accroissement de notre intellect, éventuellement les dangers que cela représente en effet. Avec un parti pris moins maladroit et plus nuancé, cela aurait tout à fait pu constituer une expérience intéressante. En plus, il était possible d'amener le film jusqu'à 2h de durée, laissant dès lors du temps pour aborder l'état d'esprit et les états d'âme de Lucy, tiraillée entre l'afflux de connaissances et sa nature profonde, humaine. Elle est suffisamment intelligente pour réaliser ce qu'il se passe, et en souffrir. Mais trop risqué.

Au lieu de cela, et c'est une tendance allant croissant (pas que chez lui, je veux dire), l'ami Luc a préféré baisser son froc, rester le cul nu entre deux chaises. En 1h30, on va essayer d'en donner pour leur argent aux amateurs de gros flingues et de grosses bagnoles tout en délivrant ce que, dans mon immense mansuétude, je continue de considérer comme l'intention et le message initiaux de Besson, à savoir le récit d'une femme forte ouvrant sur un message philosophique. Après tout il l'a fait avec pas mal de réussite par le passé.
Bien entendu, les contraintes de délai et la volonté de rendre le film accessible ont obligé à grossir le trait. Beaucoup. Trop. Beaucoup trop.

Cela mène à des incohérences bien trop nombreuses pour être relevées en totalité.
Parmi les plus flagrantes et les plus regrettables :
- pourquoi Lucy se fait chier à conduire une bagnole d'un point A à un point B ? Ou même à prendre un avion pendant 12 heures alors qu'il ne lui reste que 24 heures à vivre ? Considérons un instant qu'à ce moment du film, elle n'ait pas encore la capacité de se téléporter, même si je ne comprends pas bien quel pourcentage débloque celle-ci. Elle a toujours une myriade d'autres solutions. Se transformer en être capable de voler plus vite qu'un avion par le contrôle de son corps. Ou en onde électrique et voyager par le réseau électrique ou Internet. Utiliser sa capacité de contrôle de la matière pour améliorer l'avion et le faire aller plus vite. Bref. Mais évidemment c'était moins spectaculaire, le veau moyen (et je m'y inclus) venait pour voir Scarlett Johansson se répandre en poussière d'étoile.
- pourquoi, lors dudit trajet en voiture, s'obstine-t-elle à slalommer, faire se percuter des bagnoles de civils et empiler des bagnoles de flics ? Elle peut, depuis les 20%, influencer les autres organismes vivants. Il lui suffit de s'ouvrir une voie royale en faisant gentiment se garer les gens sur le côté, et de dissuader les flics de la suivre par la suggestion. Et même d'endormir tout ce beau monde ensuite, comme elle le fait dans l'une des toutes premières scènes où elle acquiert ces pouvoirs. Mais évidemment c'était moins spectaculaire, le veau moyen (et je m'y inclus) venait pour voir des carambolages.
- pourquoi faire voler les vilains chinetoques, plutôt que les endormir à nouveau comme elle l'a fait face au premier groupe d'individus la menaçant d'une arme ? Pour intimider, par cruauté ? Non, elle n'a pas de sentiments donc ça n'a aucun intérêt pour elle. Mais évidemment c'était moins spectaculaire, le veau moyen (et je m'y inclus) venait pour voir des gens collés au plafond et frétiller comme des gardons.
- pourquoi, alors qu'elle devient omnisciente et affirme elle-même être partout, se casse-t-elle la tête à produire un super-ordinateur puis une clé USB contenant l'ensemble de ses connaissances infinies ? N'aurait-elle pas meilleur temps de transmettre mentalement, directement et progressivement ces informations aux personnes adéquates ? Ou rendre tout cela disponible à tout le monde sur Internet ? Ou même l'injecter dans les cerveaux de tout le monde ? Non, il faut restreindre la connaissance à l'élite, c'est ça ? Mais évidemment c'était moins spectaculaire, le veau moyen (et je m'y inclus) venait pour voir Scarlett Johansson se teindre en brune puis muter en l'ultime console de jeu, avant de pouvoir s'imaginer qu'elle est partout autour de nous.

Il faut dire qu'il n'a pas joué la facilité, le gars Besson. Raconter l'histoire d'un personnage aux capacités intellectuelles illimitées, lorsqu'on dispose soi-même de quantités (très) limitées est un challenge ambitieux. Un peu trop, visiblement.
La doter de super-pouvoirs, puis faire semblant d'oublier qu'elle peut les utiliser pour résoudre tous les problèmes en un froncement de sourcil, c'est prendre le risque que ça se voie, voire que ça gêne certaines personnes un peu taquines.
Il a pris des raccourcis quand ça l'arrangeait, et à d'autres moments il a préféré fouler au pied sa propre intrigue au prétexte de faire le show. C'est juste dommage que même ces passages soient ratés, eux aussi.

Je préfère directement ignorer le délire existentiel qu'il prétend traiter avec les séquences finales. On va dire qu'il avait des intentions louables et aucunement le talent pour les coucher sur la pellicule. C'est le plus charitable que je puisse faire.


Je termine cette critique avec un nouveau paragraphe sur la peine qui m'envahit en constatant ce qu'est devenu Luc Besson.
Je sais que cet avis est loin d'être partagé par l'ensemble de la communauté, mais je suis un grand amateur des films de ses débuts (jusqu'en 1997 inclus, donc). Il me reste à voir Le dernier combat, que je garde pour les longues soirées de l'hiver cinématographique qui semble s'annoncer (oui, j'utilise l'hiver comme métaphore pour la fin de la vie de Besson, z'avez vu comment j'apprends de mes modèles ?).
Je n'ai pas -encore ?- vu des perles telles qu'Angel-A ou Malavita, à supposer que ça arrive un jour, mais Besson réalisateur a clairement perdu l'inspiration, et Besson producteur a emprunté la voie de la facilité et du profit. Cela interroge malgré tout : pour des métrages quasi-expérimentaux comme Subway, il y a forcément eu des gens un peu visionnaires, qui ont su déceler le potentiel et mettre de l'argent sur la table. Comment peut-il refuser de renvoyer l'ascenseur ? Pourquoi financer exclusivement des bouses ? J'imagine qu'on ne le saura jamais vraiment...

Finalement, la seule excuse que je lui concéderais, c'est de reconnaître qu'il a fait ça consciemment et exclusivement pour amasser des camions de dollars. Ça ne rattraperait en rien la déchéance de son cinéma depuis les Léon, Nikita, Cinquième Élément, mais d'une part ce serait un tant soit peu rassurant pour sa santé mentale, et aurait au moins le mérite de l'honnêteté.
Même si cela n'excuserait en rien ce choix, au mépris du Cinéma.

Et concluons sur la seule chose qui a provoqué autre chose que de l'indifférence et de l'ennui pendant ce film : pourquoi diable le flic français a-t-il un accent italien ?

PS : deux points uniquement pour l'esthétique de certaines scènes, voire exclusivement pour celle de l'avion.


(1) http://www.lesechos.fr/week-end/culture/0203685808640-musique-de-film-eric-serra-se-met-en-danger-pour-lucy-1030823.php
SeigneurAo
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le 8 août 2014

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