Les difficultés rencontrées par Fritz Lang pour réaliser son premier film parlant (studios refusés, lettres de menaces, abandon du titre original…) suggèrent qu'une telle œuvre déborde son propos manifeste, inspiré de la célèbre affaire du vampire de Düsseldorf. Sa perfection, en tant que strict récit policier, aurait pourtant pu lui assurer une adhésion à peu près unanime. Du reportage, ainsi que Lang la définissait, elle a le sens du détail vrai, significatif, typique. Dans un restaurant, un homme à tête de névrosé suce un fume-cigare recourbé sur lequel est sculptée une femme nue. Dans un bouge, le patron change quelques prix affichés au comptoir. À son bureau, le commissaire Lohmann feuillette un rapport et corrige en passant une faute d’orthographe. Depuis longtemps, on a souligné l'extraordinaire virtuosité dont le réalisateur témoigne : préparation savante d'un climat d’angoisse qui affole une cité moderne, première figuration du meurtrier sous l'aspect d'une ombre se projetant sur la colonne Morris, informations abondantes et précises sur les méthodes d'enquête, les mœurs des truands et la situation économico-sociale de l'époque, disposition stratégique des effets de suspense, emploi très élaboré des motifs sonores (voix de la mère criant le prénom d'Elsie, avec une nuance chaque fois plus déchirée, sur des plans fixes où le vide et l’absence creusent la mort de la fillette, rengaine-leitmotiv de Peer Gynt sifflée par le meurtrier et annonçant ses forfaits, râle de bête traquée dans le silence des combles)... Si un pareil film a pu susciter des résistances farouches ou voilées, c'est qu'il a atteint des couches profondes de la sensibilité — le terme désignant ici, inséparablement, les forces élémentaires qui rythment le vécu individuel et les intuitions ou aperceptions diffuses dans lesquelles une société saisit ses structures et ses variations historiques. Ces réactions primaires, ces mouvements et ces fluctuations, Lang les donne à voir.


Inutile de répéter que, dans une filmographie qui a tant traité de l’homme aux prises avec le destin, de la culpabilité et de la délation, de la psychanalyse du sujet et de l’hystérie de la foule, M le Maudit fait figure de clé. On y retrouve ce sens minutieux de la composition pondérée, ces personnages se dressant au centre d'une arcade ou sous un arc, flanqués grâce à une stricte symétrie de figures latérales, si semblables à des pilastres qu’ils deviennent comme des éléments du décor. C’était le cas pour les colonnes d'ouvriers de Metropolis, géométrisées jusque dans leur élan et cernées à l'intérieur de rectangles ou de triangles comme par des liens invisibles. C’est ici l’exemple des enfants filmés en plongée dans la cour lorsqu’ils chantent de leurs voix grêles la sinistre chanson du croquemitaine, ou disposés autour de l’orgue de Barbarie comme des pions sur un échiquier. Agencements statiques seulement en apparence, car ils sont pleins de tension, dérivent toujours de l'action même et demeurent organiquement liés à une situation précise. Rien n'est gratuit, rien n'est laissé au hasard : Lang est bien le grand cinéaste de la maîtrise totalisante et arithmétique. Autre héritage du muet : l’aptitude à créer une atmosphère, à l'amplifier par des éclairages, des émanations, des effluves brumeux. Ce sont ces cross-cuttings inexorables dans leur précision consciencieuse, ou bien encore le fameux "meurtre-ellipse" avec la balle qui roule et le ballon s'accrochant aux fils télégraphiques. On sait que, selon le système de mise en scène langien, c'est l'image qui contient la vérité. D'où l'importance et la qualité de la dramatisation, indiquée soit par des plans isolés, soit par leur enchaînement. Plan isolé : celui des feuilles mouillées des arbres, dont le reflet brillant comme autant de petites lumières montre qu'il y a des yeux partout pour épier la fuite de M. Enchaînement : le découpage en parallèle des deux réunions, où tout est rigoureusement logique et où chaque image appelle de manière infaillible la suivante. Pas moins de quinze passages s’y chevauchent, montés cut et raccordés chaque fois différemment. Cet art réaliste du récit, ces procédés parfaitement établis au service d'une idéologie précise qui sait ce contre quoi elle doit lutter, font sans doute du film l’un des plus efficaces et des plus achevés de l’histoire du cinéma.


https://www.zupimages.net/up/18/09/qubp.jpg


Mais à ces indications un peu trop rapidement tirées de l’analyse de la forme, il manque la pièce essentielle, le pivot de toute la construction narrative, le personnage même de M le Maudit — création d'une densité et d'une richesse inépuisables, incarnée de façon hallucinante par Peter Lorre. La puissance massive de cette entité unificatrice, qui focalise et fixe, agglomère sur elle de multiples dimensions et perspectives, invite obstinément à la considérer comme un objet fermé. Le corps de l'homme solitaire est ramassé et comme roulé sur lui-même, enveloppé dans un lourd manteau sombre, son chapeau mou baissé réduit encore l'ouverture sur le monde extérieur. Ses gestes sont obsessionnels (fruits mordus, main crispée sur les lèvres), et son mutisme n’est rompu que par l'explosion finale de la confession faite aux truands. Mais M n'est pas qu'une singularité imperméable, un bloc autarcique. Il est aussi et surtout un commutateur, un échangeur : ces mêmes valences qui se combinent, s'articulent et se nouent pour en faire un sujet individualisé, plein et entier, peuvent dans un mouvement inverse être distribuées hors de lui. Les multiples fragments d'espace (la superposition hiérarchique entre le ministre et son préfet, la brasserie des petits-bourgeois, la taverne des mendiants, les rues, les immeuble de bureaux, la distillerie désaffectée Kunz und Levy, le plan de la ville ratissée que la police découpe en cercles concentriques, la ronde même des fillettes tout au début, rythmée par une comptine évoquant un hachis de chair d’enfant…), on les perçoit comme marqués inéluctablement de la même lettre qu'un adolescent imprime sur l'épaule du Maudit. Le récit montre avec conviction que le cas M occupe une place bien délimitée au sein d’une société historiquement et socialement déterminée : il fait office de fou, il porte figure de démence dans un système normalisé qui la nomme et la circonscrit avec ses cartes, ses fiches, ses projets et ses discours.


L'entrée en scène des gangsters aux côtés de la police, le parallélisme suivi et la rivalité quasi confraternelle qui s'institue entre eux amènent à conclure que la Loi, elle aussi et à sa manière ("humaniste", camouflée, médiatisée par des nominations, des laïus et des codes), travaille à l’annihilation de M. Lang met vigoureusement l’accent sur cette compénétration dans la longue séquence montrant chacun des deux camps en train de discuter des moyens et méthodes pour capturer leur proie : ce même combat entraîne des analogies dans les postures, les gestes, les mimiques, les paroles, les jugements, jusqu’au point extrême où un silence perplexe et la fumée des cigarettes ne permettent plus de distinguer qui relève d’un groupe et qui relève de l’autre. M agit ainsi tel un révélateur : la pègre se présente comme la réfraction, l’imitation, l’impression des structures de la société légale, des codes officiels, des pouvoirs. Les mendiants sont soumis à une organisation bureaucratique rigide, et même les valeurs de la bourse, splendeurs du capital, trouvent leurs correspondances misérables dans la cotation des tartines. Les truands sont organisés en syndicat, disposent d’une caisse de secours et délèguent des représentants. Il y a chez eux conscience morale et professionnelle, division de travail et même structures de classes, tel malfrat aux allures de bourgeois élégant et cossu (gilet blanc impeccable), fier de ses relations, se démarquant de tel autre, besogneux et gagne-petit, au style prolo. Si profonde est en eux l’impression de la justice qu’ils vont jusqu’à la mimer et l’assumer dans la mise en scène du procès.


https://www.zupimages.net/up/18/09/ybwq.jpg


L’un des exploits de Lang est de présenter un être totalement opaque dont la fréquentation ne peut qu’accentuer le mystère. Son occlusion schizophrénique n'exclue pas des débordements ponctuels. Ce sont d'abord les percées meurtrières à l'aide desquelles il tente de rompre ses blocages, de briser son enfermement. Il reste aussi lié au monde extérieur par le défi : ainsi du courrier envoyé à la presse dans lequel il souligne de deux traits le "Ich", son Moi hypertrophié. Face à la meute qui le pourchasse et le juge, il se révèle d'une stupéfiante éloquence, allant jusqu'à émouvoir un auditoire qui lui est farouchement hostile. Il y a prédominance chez lui de la régression orale, en particulier sado-masochiste (morsure de la main, "sifflet" coupé). Lui-même décrit fort bien l’abîme d’inconscience totale dans lequel il disparaît lorsqu’il tue une fillette, comme s’il mourait fantasmatiquement avec elle. Cet assassin ne connut jamais le velours du divan de Sigmund. Les psychanalystes imaginés par Lang sont plus soucieux d’en débarrasser la ville que de le débarrasser de sa névrose. Poussées criminelles, inflation de l’ego et rhétorique du bouleversement émotionnel : ces divers aspects sont déjà largement à l'œuvre dans l'Allemagne pré-nazie. Par le biais de Schränker, sorte de cadre anticipé du régime à venir (manteau de cuir, gants noirs, canne-phallus de commandement, verbe fort, déguisement policier, et au moins trois crimes sur la conscience), se préforme un filon très important de l'imaginaire hitlérien : la phobie de l’infection, du germe bactérien. Les propos, intonations, gesticulations du chef de gang indiquent qu'il ne se contente pas d'une condamnation utilitaire de M mais qu'il tient à l’éliminer comme on élimine un microbe. Hitler, au même moment, proclame qu'il veut débarrasser la bonne et pure Allemagne de ce qui l'intoxique et l'infeste : lorsqu'il parle des Juifs, par exemple, c'est en recourant sans cesse à l'image des poux ou des bacilles. Même si elle le reconnaît et le localise dans des agents identifiés, l’obsession paranoïaque du virus voit sa présence partout. Pour les habitants épouvantés, l’initiale est celle de "Mörder", de "Moloch". À leurs yeux le Mal prolifère, il peut même être ce compagnon de brasserie fréquenté tous les jours ou ce fragile vieillard qui donne l'heure à une enfant. Que viennent alors les purifications de masse !


Tourner en rond dans les rues, y entraîner une fillette, plonger avec elle dans le trou noir d'un aveuglement mortel, et recommencer à tourner : voilà à quoi M consacre son existence. Coupé des autres et de l’histoire, il est bien le sujet tel que le fabrique la civilisation moderne, l'homme anonyme qui est là pour faire foule, l’unité interchangeable dont a besoin le dictateur, fournissant les quantités indispensables aux mécaniques institutionnelles et aux engrenages des pouvoirs. Il est toujours un certain Franz Beckert pour la police de la République de Weimar. Mais pour la pègre il n'est plus qu’un matricule, donc un signe prémonitoire de mort : traité comme un rebut, enveloppé dans un sac-poubelle pour être supprimé. Négation et mortification de l'homme parce qu'il a été prescrit déchet : c'est une des vocations profondes et la pratique la plus aveuglante du fascisme. Produisant et organisant la psychose de M comme sa radicale altérité, son pôle ou son abîme de négativité, la société laisse suspecter que cette folie est aussi son noyau irréfragable. En son sein se tapit un projet d'extermination, de manducation, d’ingestion, une entreprise de terreur qui se glisse et se légitime au cœur de l’opinion par la voix des mères de victimes. Dans le dialogue hiérarchique entre le préfet et le ministre, l'argument ultime pour exiger diligence et efficacité des services d’investigation est la population terrorisée. C'est la peur qui tient dans ses griffes une ville de quatre millions d'âmes, et à laquelle la mère de la petite Elsie a donné dès l'ouverture sa première et pathétique figure. Voilà le fond effrayant, opaque, mouvant, insaisissable du film de Lang, qui permet de pressentir en quoi il est bien le texte à déchiffrer, parmi tant d'autres, de ce que fut dans ce contexte historique et politique la montée du nazisme. C’est pourquoi le cri strident de Peter Lorre, hurlant qu’il ne peut pas s’empêcher de tuer, demeure si inoubliable. Dernière gamme de cette mélopée tragique, de ce puissant réquisitoire pour l’inviolabilité de la liberté humaine, si terrible qu’en soit le dépositaire.


https://www.zupimages.net/up/18/09/i6c3.jpg

Créée

le 3 mai 2015

Critique lue 1.1K fois

10 j'aime

2 commentaires

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

10
2

D'autres avis sur M le maudit

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

M le maudit
obben
10

Predator

Après une douzaine de longs métrages muets dont les reconnus Mabuse le joueur, les Nibelungen ou encore la superproduction Metropolis, Fritz Lang s'attaque au cinéma sonore en 1931. Avec M - Eine...

le 18 avr. 2012

93 j'aime

9

M le maudit
Kalian
9

Will nicht! Muss! Will nicht! Muss!

Berlin. Allemagne. Les années 30. Un tueur en série de petites filles sévit. Le film saisit l'évènement d'un point de vue global. Il s'intéresse ainsi à l'enquête laborieuse de la police, à...

le 26 oct. 2010

80 j'aime

8

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

61 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

54 j'aime

3

Léon Morin, prêtre
Thaddeus
10

Coup de foudre pour une soutane

Jean-Pierre Melville affectionne les causes difficiles, pour ne pas dire perdues d’avance. Parce qu’il a toujours manifesté un goût très vif pour l’indépendance, parce qu’il a promené sa caméra...

le 22 déc. 2015

48 j'aime

4