Metropolis
8.1
Metropolis

Film de Fritz Lang (1927)

Il est commode de réduire la personnalité d’un artiste à un thème obsessionnel. Ainsi qu’une abondante littérature le serine depuis toujours, Fritz Lang n’a eu de cesse de montrer l’homme en lutte avec son destin. Ce combat, qu’il soit perdu ou gagné, marque à jamais celui qui le mène. Pour ce qui est de l’esthétique, les opinions divergent. En vertu de l’alternance des extrêmes, deux positions tranchées ont successivement prédominé : les partisans du Lang muet, formaliste, grandiose et post-expressionniste, contre les défenseurs du Lang hollywoodien, austère, implacable et néo-expressionniste, celui de la "mise en scène pure" selon la politique des auteurs. À la charnière, le chef-d’œuvre reconnu de tous, le grand classique obligé des programmes scolaires et des analyses image par image : M le Maudit. Simultanément au centre et en marge du corpus langien se tient enfin le monument, la bouffée d’hubris, le péché d’orgueil. Metropolis. Une proposition démiurgique, colossale, imparfaite selon son géniteur lui-même, dont l’hypertrophie impressionne autant qu’elle dérange. Impossible de ne pas être subjugué par le tempérament visuel que le cinéaste y manifeste de plan en plan, par l’ambition folle d’une œuvre qu’il a voulue épique, allégorique, politique, prophétique, philosophique, messianique (Freder), tellurique (Hel) voire cosmique (Babel). Difficile également d’adhérer pleinement à l’imaginaire plus discutable sur lequel s’exerce cette profusion de fulgurances plastiques et d’inventions hallucinées. Il est en revanche aisé de discerner la démarche ayant conduit à une telle entreprise. Après Les Trois Lumières, Le Docteur Mabuse et Les Nibelungen, on devine l’impatience de Lang à imposer sa toute-puissance créatrice. Ce sera son audace et son génie de percevoir dans les signes distinctifs de son époque l’écho des fantasmes d’un peuple en désarroi, de chercher à conjurer l’angoisse diffuse suscitée par les conquêtes de la technologie. Sa formation d’architecte le prédisposait à cette superproduction futuriste. La découverte des gratte-ciels de Manhattan et du taylorisme américain, combinée à son goût du constructivisme et à sa conscience d’un alourdissement du climat social, lui fournira l’impulsion décisive. Son épouse Thea von Harbou écrira le scénario en s’inspirant des récits d’anticipation de H.G. Wells, Jules Verne et Villiers de l’Isle-Adam ; lui mettra tout en œuvre (construction de gigantesques décors, utilisation révolutionnaire des effets spéciaux, tournage-marathon de plus d’un an) pour concrétiser ce "rêve de pierre" qui donne forme au progrès inouï de la civilisation.


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Si, par certains aspects, l’œuvre préfigure ce que sont devenues les grandes mégalopoles d’aujourd’hui (avec leurs buildings, leurs transports, leurs caméras de surveillance, leurs murs d’images), elle témoigne d’abord d’une interrogation sur la nature et la vocation mêmes de la ville. Au plus imminent de la débâcle finale, Hitler s’isolait encore pour admirer la maquette de Germania, sa future capitale utopique à construire sur les ruines de Berlin. Le dôme terminant l’axe principal eût été seize fois plus grand que Saint-Pierre de Rome, et l’Avenue Majeure, de vingt mètres plus large que les Champs-Élysées, s’y fut achevée par un arc de triomphe deux fois plus haut que celui de Napoléon. Le dictateur emporta dans la tombe ses chimères de cité radieuse unissant la terre au ciel, le peuple au souverain, mais Metropolis en anticipait déjà la structure et l’usage. Dans la ville supérieure, la caste des nantis, les édifices de verre, l’enchevêtrement des autostrades, les voitures et avions ; dans la ville inférieure, les classes laborieuses, l’archaïsme de la cathédrale, la maison gothique de Rotwang, l’enfer industriel des rouages et des pistons, la marche lente et robotique des équipes d’ouvriers — créatures asservies qui avancent tête baissée, et dont les visages blancs illuminent les alentours fantasmagoriques comme des sequins de glace. La fascination générée par le film tient notamment à ce qu’il synthétise des tendances disparates, l’opposition de leur symbolisme respectif cédant à une ambivalence quasi généralisée. La machine-cœur est un monstre antique dévorant ses victimes ; le savant fou un occultiste et un sorcier ; l’inquiétant Fritz Rap tantôt l’espion à la solde de Fredersen, tantôt le moine annonçant l’imminence de l’Apocalypse ; le monde des profondeurs se scinde en catacombes néo-chrétiennes et en Yoshiwara, lieu de plaisirs frelatés dignes de George Grosz et d’Otto Dix ; l’architecture organique caractérise aussi bien les bas-fonds que le Jardin des élus où certains éléments décoratifs semblent empruntés au parc Güell de Gaudí. Quant au son, il est visualisé avec une telle intensité que l’on peut presque entendre le martèlement des engins et les sirènes d’usines, avec leurs rayons de lumière semblable à des fanfares.


Dès le générique, la marche des machines (donc du cinématographe) est enclenchée. Et comme toujours chez Lang, rien ne peut l’arrêter. Droites, cylindres et courbes s’actionnent inexorablement les uns les autres. Le rectiligne est voué à dessiner les forces motrices dans l’espace tridimensionnel et à orienter l’action tandis que la voûte, la sphère, la circonférence renvoient à la temporalité qui enserre, emprisonne le mouvement en même temps qu’elle l’abrite ou le libère. Le cinéaste travaille une forme se voulant unique, soumise au jeu des masses et des vides, aux lois supérieures de la géométrie. Présence des triangles d’abord, qui se croisent, se repoussent, s’impriment sous l’effet d’éclairages très contrastés. Ils se remarquent autant sur le mur du bureau de Fredersen (une sorte de lambrissage formant un V) que dans le pentagramme qui domine l’androïde, emblème maçonnique du foyer d’un univers en expansion. Récurrence des carrés, des losanges et des rectangles ensuite, à travers les contours de l’ascenseur, des bagues de la compagne de Freder, des cavités où triment les prolétaires, de la gueule de Moloch, de l’énorme bloc de pierre tiré par les esclaves aux crânes rasés de Babel, des ornements brodés sur l’oreiller ou sculptés sur la vasque qui porte la fausse Maria. Leur fréquence souligne le caractère figé de Metropolis, microcosme sans issue ni communication avec l’extérieur, irrémédiablement clos, raréfié, voué à l’asphyxie. Cependant le motif le plus répété est sans nul doute le cercle, dont les déclinaisons se répercutent dans la configuration même des objets : l’horloge crucifiant littéralement Freder, le gong, les chaudières, les fauteuils et les supports de bureau, les plateformes au sommet de la grande tour, le générateur qui va exploser, les disques incandescents qui circulent autour du robot de Rotwang. Il représente la forme idéale, le ciel et le temps qui n’ont ni commencement ni fin. Perfection et immuabilité : telles sont les ambitions des fondateurs de la cité. Mais le cercle est par ailleurs symbole de protection, de maternité, donc piège — cette figure-mère qui constitue peut-être le noyau de l’œuvre langienne. Couloirs sinueux, escaliers circulaires, spirales et volutes, boucles et anneaux circonscrivent l’espace, le transforment en un vaste labyrinthe dont les hommes, après l’avoir créé, ne peuvent s’échapper.


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Metropolis offre ainsi un exemple parfait de cet art apollinien que l’on oppose à l’art dionysiaque, le premier étant régi par la raison, érigé sur l’ordre, visant à l’équilibre, le second étant inféodé à la passion et ne connaissant qu’elle. L’art classique construit et organise. Il reconsidère la vie et la recompose en l’introduisant dans des normes préétablies, selon une rigueur mathématique. Tout part du "dehors" et conflue vers le "dedans". Aux conceptions un peu théoriques de centrage, de points forts, de pyramide visuelle, Lang substitue une dynamique permanente de mouvements structurés à l’extrême et une signification immédiate des cadres intermédiaires. La dualité de Maria et du cyborg qui imite ses traits se retrouvera plus de trente ans après avec le personnage de Seetha dans Le Tigre du Bengale. On n’en finirait pas d’inventorier les similitudes de Metropolis et du diptyque indien : même trésor architectural (le palais d’été du maharadjah) s’opposant à l’horreur cachée d’un milieu souterrain (les basses fosses où agonisent des lépreux emmurés), même temple interdit aux étrangers où officie une bayadère sanctifiée, partagée entre une apparence sacrée et un corps profane. Ici, les bras raides relevés en formes de compas qui singent douloureusement les aiguilles et la mer d’yeux surimprimés en gros plan, métaphore transparente de la luxure, rappellent que le surréalisme et l’expressionnisme peuvent se permettre tous les excès. La danse lascive de Maria, tout comme son apparition sur la Bête de l’Apocalypse, sont avant tout des documents de leur temps. On identifie le style en arabesques de la Sezession viennoise et des Werkstätte de Munich, qui s’efforçaient de simplifier et de remodeler le Jugendstil du début du XXème siècle. C’est ainsi qu’il faut comprendre le décor fleuri et édénique des riches oisifs avec ses paons, ses fontaines et ses dames costumées s’agitant avec frivolité, l’univers décadent et jouisseur de l’inflation, la fausse Maria portée sur les épaules des hommes, dont la malignité se reconnaît à son sourcil froncé, et qui déchaîne les appétits bestiaux du public du cabaret.


Amputé d’un tiers sitôt après son avant-première à Berlin, le film n’a depuis cessé d’être tripatouillé, retravaillé, remonté au gré de restaurations pieuses, la plus discutée étant peut-être la version "morodernisée" sortie en 1984 (année orwellienne par excellence). Mais les vicissitudes subies par la pellicule, les mutilations des distributeurs et les aléas des copies n’ont jamais entamé l’expression d’une vision du monde s’offrant à la réflexion et au débat, dans ses certitudes, ses doutes et ses contradictions. La science-fiction revêt ici des accents médiévaux : la femme-machine est cousine du Golem et de l’Homoncule. Avec cet être artificiel pour catalyseur, les exploiteurs succombent à leurs pulsions sexuelles tandis que les exploités s’affranchissent de l’oppression sociale en libérant une haine dévastatrice. De M le Maudit à Furie, Lang a toujours averti de la dangerosité des foules moutonnières et manipulables, des instincts primitifs issus des tréfonds de l’humanité. Synthèse kaléidoscopique de tous les contraires, le seul personnage féminin substantiel cumule trois faces complémentaires : vierge maternelle abritant les enfants dans les plis de sa robe ; putain pour les faveurs de qui l’on s’entretue, sorcière qu’il faut brûler pour en effacer même la trace ; Ève surhumaine enfin, façonnée par l’homme à l’image de son désir, qui lui doit la vie et ne peut que le détruire en retour. Il est alors logique que Hel, la morte absente qui pourrait se trouver à l’origine de tout, conjugue les qualités de statue parfaite, de mère, d’amante, de traîtresse pour laquelle se sont brouillés deux frères et capable encore d’annihiler une ville entière. Certes Metropolis se conclut sur le parvis de la cathédrale, avec une poignée de main réconciliatrice qui assure le maintien du fonctionnement corporatiste de la cité, tente d’accorder l’arbitraire du pouvoir aux exigences de la justice et entérine l’union sacrée du Capital et du Travail (l’auteur, on le sait assez, renia cette fin dont il trouvait le discours ridicule). Certes une touche de christianisme dévot s’y ajoute avec Maria prêchant la grâce divine aux plébéiens. Mais à défaut de capituler, l’esprit critique recule devant la force mytho-poétique de l’œuvre, qui s’explique par la limitation de Lang à l’élémentaire, dont la rançon est justement la naïveté. De l’effet de souffle obtenu par le balancement de la caméra au rond de lumière qui traque Maria, du découpage du cadre en proportions harmonieuses à l’intégration de l’individu et du collectif aux composantes architecturales, la mise en scène confère au propos une sorte de cohérence globale et cumulative. Elle atténue les réserves que suscitent l’ambigüité du message idéologique, les errances de sa morale, les hésitations de sa thématique, parmi lesquelles le paradoxe qui veut que le film proclame sa méfiance de la modernité en faisant l’étalage de ses prouesses techniques. On rapporte qu’en 1943, un prisonnier de Mauthausen demanda à un de ses compagnons de captivité, travaillant à la construction d’un immense escalier ne menant nulle part : "Te souviens-tu de Metropolis ?" L’histoire du cinéma, elle, ne l’a jamais oublié.


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Thaddeus
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le 8 oct. 2023

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Thaddeus

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