Madame de a sans doute pris quelques rides depuis le temps (1953) mais reste un film moliéresque maîtrisé grâce à son cinéaste d'abord mais aussi au beau monde avec qui il collaborera (le dialoguiste Marcel Achard, les acteurs Danielle Darrieux et le surprenant De Sica entre autres).


Ophüls a choisi d'adapter le roman éponyme de Louise de Vilmorin en raison d'abord de la grâce formelle de celui-ci. S'il parvient à s'éloigner parfois du roman en en récrivant la fin ou en en allongeant considérablement (trop?) l'histoire à la base plutôt courte, il demeure cependant fidèle à ce qui en constitue l'élément le plus précieux: le jeu à la fois plaisant et savant sur les boucles d'oreille, véritable axe central autour duquel tourne l'intrigue. Celles-ci en deviennent presque le personnage principal, à tel point que le premier plan séquence s'ouvre sur l'image de ces bijoux. Puis, ils ne quitteront jamais l'action du film, restant toujours présents, ne serait-ce qu'en arrière-plan, voyageant dans l'espace jusqu'à Constantinople puis revenant dans la mémoire de ceux qui les avaient oubliés, après être passés de main en main, jusqu'à la fin dont ils occuperont la dernière image. Effet de circularité donc, jouant sur ce sème présent dans le mot "boucle". Cette forme d'ailleurs habite obsessionnellement le film, jusqu'au vertige, jusqu'à la nausée, oserons-nous dire: outre les bijoux, on la retrouve dans la forme des escaliers du bijoutier, dans la valse (magnifiée par un excellent travelling latéral), dans le cercle des diplomates et enfin dans les vertiges dont est de plus en plus souvent frappée Louise.


Ce soin classique apporté au respect de la forme, à son lent épanouissement pour l'établir comme pièce maîtresse du film est entremêlé d'un traitement baroque multipliant les effets de tiroirs et les constructions en spirale autour du thème principal. De même, les nombreuses tonalités qu'emprunte au fur et à mesure le film renforcent cette idée, le mariage du plaisant et du savant, du rire et des larmes, du comique et du pathétique établissant une confusion des genres chère au cinéaste. D'abord, la comédie de mœurs, laissant transparaître une sévère quoique sournoise critique adressée à la société dominante, dépeignant les travers d'une bourgeoisie s'alliant avec une noblesse décatie, les deux se caractérisant par des valeurs peu respectueuses (superficialité, mensonges, hypocrisie, fourberies, ...). Ce sous-genre nourrit parfois des accointances avec un autre, assez proche de lui quoique plus grossier: la farce, comme le mettent en relief les affiches de théâtre collées sur les murs de la salle des fêtes, un humour parfois bouffon (le personnage du bijoutier), le goût du quiproquo (le jeu sur les bijoux disparus puis retrouvés) et enfin le travestissement (moral) des personnages. Mais ce rire généreux s'estompe progressivement et cède sa place au drame intérieur, voire à la tragédie à travers le personnage de Louise qui incarne l'idée récurrente chez Ophüls du lien indissociable entre amour et mort.


Le personnage de Louise dont le portrait la caractérise moralement par le pathétique dans son appréhension de l'amour et le ridicule dans son rapport aux objets, est la première cible de Ophüls. Celui-ci avait confié à Danielle Darrieux qu'elle se devait "d'incarner le vide absolu, l'inexistence" en dépit de "la beauté, du charme et de l'élégance". C'est pourquoi dès le premier plan-séquence, il filme d'abord les bijoux, puis les objets qui la parent (vêtements, fourrures, accessoires, ...) avant de nous montrer une Louise se contemplant dans son miroir. Narcissisme, superficialité, matérialisme: autant de défauts moraux que la passion exacerbera jusqu'au pathétique et qui la rangent dans la catégorie des vaniteuses et sottes femmes de la haute société. Ce regard acerbe dirigé vers Louise n'épargnera pas non plus le reste du monde. En effet, le miroir que nous tend Ophüls nous montre l'envers du décor d'un monde qui, sous des apparences vertueuses, se révèle hypocrite, fourbe, trompeur, menteur, traître et égoïste. Le personnage du comte en est l'exemple, du fait de ses relations sociales (à l'opéra par exemple) mais aussi politiques (les amitiés changeantes et autres guerres internes entre diplomates). Ainsi, le cinéaste cherche à prouver que son film, sous couvert de la galante plaisanterie, est un pamphlet dissimulé contre un monde faux, où l'illusion règne, vaste théâtre en quelque sorte où chacun ne fait que jouer (idée que symbolise le jeu sur les rideaux, la soi-disant simulation de Louise "actrice" lorsqu'elle s'évanouit, la mise en abîme de la question de la fiction, ...). Cette vision pessimiste s'accorde avec le traitement de la question du hasard et de la nécessité, à relier directement avec celle du réel et de la fiction, en cela que, à l'image des personnages qui n'obéissent qu'au bon vouloir du cinéaste et/ou du scénariste, les êtres humains ne répondent qu'à une logique supérieure les transcendant, décidant arbitrairement de leur être et menaçant leur liberté individuelle - point de vue d'abord religieux que l'évolution morale de Louise, d'abord double et humaine avant de se rallier à Dieu lors de la dernière scène, vient confirmer.


Si les critiques négatives dirigées à l'encontre de la bassesse morale de Louise et de la superficialité du film nous semblent, comme nous venons de le démontrer, infondées, la vacuité de certaines scènes, leur inutilité narrative et le traitement redondant jusqu'à l’écœurement des questions soulevées ci-dessus mettent en lumière un montage défaillant, de piètre qualité, ne venant jamais combler les lacunes d'un roman trop court pour être adapté au cinéma. D'autres sous-thèmes auraient mérité d'être développés, inventés si nécessaire. Enfin une unité de ton aurait également apporté plus d'harmonie, digne des plus chefs d’œuvre que nous ont légué l'humanité. Un film réussi donc, mais trop baroque et redondant pour mériter de trop amples éloges.

Marlon_B
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le 11 sept. 2017

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