Quand polar et brûlot ne se mélangent pas

MADE IN FRANCE a déjà fait l’objet de nombreuses réactions, de son écriture à son financement difficile, en passant par sa sortie bouleversée par les attentats du 13 Novembre 2015… Mais qu’en-est-il du film ? Peux-t-on vraiment en faire la critique en essayant de faire abstraction du contexte de sa diffusion ? Je suis déjà revenu sur ce contexte, dans un article précédent (Made in France, l’après-attentat). Mais aujourd’hui, près de 3 mois après avoir vu le film en projection presse, je tenterais d’en faire l’analyse de manière purement cinématographique. Non seulement je crois cet exercice possible, mais nécessaire, et surtout c’est prendre au sérieux la demande du réalisateur Nicolas Boukhrief, qui déjà en Octobre appelait à considérer son film pour ce qu’il est censé être : un divertissement.


Cette intention est extrêmement louable, car bien des réalisateurs oublient bien vite les spectateurs, en réactivant sans cesse des thèmes intimes qui ne trouvent pas écho chez leur public (pour moi le dernier Tarantino en est un bon exemple). Si le cinéma peut faire réfléchir, cela ne devrait pas être au détriment de la notion de spectacle, qui l’accompagne depuis sa naissance. Même un documentaire peut être divertissant, dans le sens agréable à suivre, mais MADE IN FRANCE choisit très clairement le genre populaire du polar pour traiter du sujet épineux de la radicalisation d’une frange de la jeunesse au travers de l’Islam. Le terrorisme n’est pas le sujet central du film de Nicolas Boukhrief, ce n’est que la conséquence d’un constat alarmant sur une génération désabusée et en manque de repères. Dans le passé, plutôt que de poser des bombes au nom d’Al-Quaïda, ces jeunes gens l’auraient fait au nom des Brigades rouges ou d’autres mouvements terroristes d’obédience « communiste » ou séparatiste.


Étrangement, le scénario ne rentre pleinement dans le polar qu’après une sorte d’introduction en forme de mise en abyme : le personnage principal incarné par Malik Zidi, se dévoile dans une voix-off comme un journaliste qui infiltre un groupe de radicaux musulmans grâce à sa connaissance de l’Islam et de l’arabe. Il a pour but d’écrire un livre d’après son enquête et nous raconte donc l’histoire de cette sorte de super-article. Cette introduction est maladroite de plusieurs façons, dans le fond comme dans la forme. Elle nécessite un personnage inutile à l’intrigue (la femme du journaliste) et passe par un commentaire en off assez poussif qui ne fait qu’exprimer à haute voix ce que le film réussit très bien à montrer sans verbiage. Sans raconter la fin, c’est le même procédé qui conclut le film et nous laisse sur un goût amer. Surnage l’impression que deux films aux enjeux divergents n’ont jamais réussi à fusionner : un polar fun et une réflexion morale sur l’Islam.


Autant j’ai pris plaisir à suivre les trajectoires de tous les personnages secondaires, variés et bien écrits, autant la moralisation du propos de Nicolas Boukhrief via la voix-off et les doutes improbables du personnage de Malik Zidi m’ont fait sortir plusieurs fois du film. J’étais constamment balancé entre deux points de vues : celui des personnages pris dans leurs contradictions et une sorte de leçon donnée avec aplomb, sans avoir la portée réflexive nécessaire pour être validée au sein du film. Jamais ces deux points de vue ne se rejoignent, si ce n’est dans les moments artificiels de l’introduction et de la conclusion en voix-off.


Pourtant, comme j’ai pu l’évoquer un peu plus haut, les personnages secondaires par leur passé, leurs enjeux et leurs actions, en disent déjà beaucoup sur les raisons qui peuvent pousser à se faire sauter au nom d’une religion qu’on ne connaît qu’à peine. Avec ironie bien dosée, Nicolas Boukhrief fait de Malik Zidi le personnage qui en sait le plus sur le Coran et sur l’arabe. Quant à lui le leader du groupe tire son charisme de son voyage vers « les donneurs d’ordre » (qu’on imagine au beau milieu d’un désert ou dans une grotte à la frontière du Pakistan…) qu’il aurait rencontré dans son pèlerinage à La Mecque. La confrontation entre le journaliste interprété par Malik Zidi et ce petit tyran joué par Dimitri Storoge, est clairement le moteur dramatique de l’histoire écrite par Nicolas Boukhrief. C’est également dans cette relation d’affection mêlée de crainte que le réalisateur semble tirer son plaisir de metteur en scène. Sa direction d’acteurs est à son maximum lorsqu’il instille la peur chez Malik Zidi (et chez le spectateur) par la simple présence de Dimitri Storoge dans le cadre, ou par une question ambivalente capable de détruire la couverture de l’infiltré.


Dommage que le réalisateur ne soit pas allé encore plus loin dans cette exploration de la tension qui couve sous le quotidien en apparence paisible de ces jeunes Français. Pratiquant la taqiya (dissimulation), ils apparaissent aux yeux de la société quasiment fréquentables. Tout le malaise qu’ils génèrent sous ce déguisement réside dans cette nuance. Ils sont presque normaux. J’ai déjà évoqué le concept de « vallée dérangeante » (uncanny valley) dans le précédent article sur le contexte de sortie de MADE IN FRANCE, mais on pourrait aussi l’appliquer à la direction d’acteurs. Cette sensation désagréable d’avoir en face de soi un monstre dissimulé sous le masque de l’ordinaire est la grande réussite artistique de MADE IN FRANCE. Ce parti-pris d’acteurs physiquement très beaux pour incarner les pires raclures (qui possèdent toutefois une complexité, donc une humanité qui les empêchent de devenir des caricatures) renvoie la société française au fondement même de sa peur panique face à la violence irrationnelle du terrorisme.


On oublie souvent que l’objectif premier des terroristes est tout simplement de terroriser, pas forcément de tuer le maximum de personnes. Plus que de croiser des barbus en djellaba, ce qui terrorise notre société après les attentats du 11 Novembre, c’est d’imaginer que l’attaque puisse venir de partout, à tout moment, par une personne lambda, sans signe ostentatoire d’appartenance à une communauté. Le réalisateur de MADE IN FRANCE a parfaitement saisi cette crainte, bien qu’embryonnaire au moment où il a commencé l’écriture du film. Il a décidé avec raison de s’en servir comme le ressort du suspense qui fait du film un divertissement réussi.


Nicolas Boukhrief n’a jamais pensé que sa prédiction le rattraperait et se retournerait contre lui lors de la diffusion de son film. Si le réalisateur n’a pas prévu l’accomplissement d’un attentat djihadiste, il a deviné le climat anxiogène dans lequel nous allions plonger. MADE IN FRANCE nous livre un miroir déformant de notre état d’esprit. En dépit de tous ses défauts, MADE IN FRANCE entérine la fin de l’insouciance et le début d’une époque marquée par la psychose. Le diagnostic est posé : nous sommes terrorisés à l’idée d’être démunis devant la peur. Maintenant, que faire ?


Critique de Thomas pour Le Blog du Cinéma

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le 20 janv. 2016

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