Après ce long marasme cinématographique, ces trois longs mois loin des salles de cinéma, ne serait-ce pas une bonne idée que de se reconfiner pendant un peu plus de trois heures dans un luxueux manoir, et de tergiverser sur le sens de la vie, du monde, et de la mort ? Malmkrog s’annonce comme le monstre philosophique de cette reprise cinématographique, et il n’y avait pas d’autre possibilité que de céder à la curiosité.


Le cinéaste roumain Cristi Puiu est donc de retour avec Malmkrog, adaptation du roman Trois entretiens, écrit par Vladimir Soloviev. Quelque part entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, entre l’Europe de l’Est et la Russie, nous découvrons un grand manoir enveloppé sous une couche de neige, au cœur d’un paysage baignant dans une superbe lumière hivernale. Quelques instants en extérieur, avant de s’enfermer pour une longue journée ponctuée par les repas, occupée à discuter du monde, de politique, de religion, de la vie et de la mort. Six personnages issus d’une certaine aristocratie européenne, pour six chapitres qui vont meubler les 3h20 de métrage qui se présentent devant nous. Opposition d’idées, réflexions, échanges dans un monde en pleine mutation, le programme qui s’annonce semble très intéressant.


Tout d’abord, le spectateur français aura un avantage, puisque la langue de Molière est la langue principale du film, celle-ci étant couramment utilisé dans les hautes sphères de la société russe de l’époque. Nous pourrons donc apprécier de riches dialogues nourris par un phrasé sophistiqué, venant interroger des sujets essentiels. Le cinéaste n’hésite pas à rapidement donner le ton, avec un premier chapitre quasiment uniquement en plan séquence, et un très long dialogue nous permettant également de nous familiariser avec les personnages. Une longueur avec laquelle Cristi Puiu jonglera ensuite avec diverses astuces de montage et de cadrage, variant le rythme selon les chapitres, commençant avec des plans d’ensemble pour focaliser l’attention du spectateur sur le dialogue, puis en choisissant, dans un autre chapitre, de se rapprocher de ses personnages en les filmant en gros plan, ou jouant avec la profondeur de champ pour faire intervenir quelques éléments distrayants permettant de ne pas s’enliser dans une discussion qui s’éterniserait. Il faut le dire, Malmkrog nécessite une concentration extrême de la part du spectateur, que le cinéaste tente de maintenir en variant les rythmes, les cadres et les échelles, compensant l’incessant flot de dialogues structurant le film, qui pourra autant passionner un amateur de philosophie, que rebuter le spectateur moins averti.


En effet, Malmkrog propose une densité folle de réflexions sur les grands sujets traités par la philosophie, à un rythme qu’il faut parvenir à pouvoir tenir. Beaucoup, certainement, auront abandonné en cours de route, et c’était un risque à prendre de la part de Cristi Puiu, qui a ici choisi d’adapter un roman à ses yeux essentiel, dans une démarche personnelle qui pourra parler à qui de droit. Il convient de reconnaître le talent de mise en scène du cinéaste et la qualité de la prestation des acteurs, parvenant à tenir la distance avec beaucoup de naturel et de fluidité. Toutefois, la sophistication des dialogues et les régulières digressions effectuées par les personnages dans l’expression de leurs idées tendent à mettre en péril notre capacité à nous approprier la véritable essence de cette dissertation, et à parvenir à établir des portraits véritablement clairs de ces personnages, permettant de construire des repères tangibles orientant notre propre réflexion sur ces sujets.


Bien sûr, certains ressortent plus que d’autres, comme Edouard et son suprématisme affiché. Mais le principal regret concernant ce film reste cette sensation de voir un roman philosophique qui multiplie les tournures et les hypothèses qui distraient sans cesse le spectateur du sens profond de la discussion, de son aboutissement. Le désir de fidélité au texte d’origine est sans aucun doute la raison pour laquelle le film de Cristi Puiu semble si difficile d’accès. Car il n’est pas le premier à proposer un film sur un petit groupe de personnages réfléchissant sur le monde et le sens de la vie. On pense, par exemple, au Stalker (1979) d’Andreï Tarkovski, qui a notamment pour lui une caractérisation plus claire et tranchée des personnages, n’empêchant pas de longs échanges, compensés par de longs temps de silence propices à l’assimilation par le spectateur des idées exposées. On se rappelle aussi de Winter Sleep (2014), de Nuri Bilge Ceylan, où la saison hivernale dans un hôtel reculé était également le théâtre de longues discussions sur des sujets existentiels. Ces films, également longs, parvenaient, malgré une certaine profondeur et un étirement pouvant désarçonner le spectateur peu habitué, à faire émerger des réflexions, à faire exister des personnages, pour laisser le spectateur faire décanter tous ces éléments progressivement.


Malmkrog aura davantage tendance à prendre le spectateur de court, à être dans la pure dissertation philosophique, avec des codes et des procédés très définis. Cela a alors pour effet de créer une barrière que l’on s’efforce d’essayer de franchir, ou, nous sommes comme en train de poursuivre un train qui ne cesse de se rapprocher puis de s’éloigner de nous, sans avoir la possibilité de monter à bord. Loin d’être vaines, les discussions peuvent devenir difficilement intelligibles, et tout détour du regard de la part du spectateur peut lui faire irrémédiablement perdre le fil. On peut alors facilement se retrouver face à une immense masse de théories philosophiques qu’il nous est difficile de structurer et de conceptualiser sans véritable connaissance préalable.


Étrange impression que celle ressentie au bout de ces 3h20, celle d’avoir admiré une belle oeuvre cinématographique qu’il a paru impossible de pénétrer, comme la sensation d’avoir été spectateur d’un débat en ayant consacré tous les efforts possibles pour en être acteur. Une vision d’une traite de ce film paraît finalement peu adaptée à une volonté de capturer l’essence de l’oeuvre, une reprise chapitre par chapitre semblant plus propice à cela. Un film à la beauté indubitable, autant que l’est le risque de noyade dans ce beau flot verbeux aussi élégant que frustrant.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

JKDZ29
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le 8 juil. 2020

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