S’il n’y a rien d’original à adapter l’épisode biblique de la Passion du Christ, dont les versions toujours polémiques pullulent au cinéma, le défi pour chaque nouveau réalisateur qui s’y frotte réside dans le traitement qu’il fera de cette histoire déjà connue de tous. Marie Madeleine, au carrefour d’influences cinématographiques marquées, parvient en ce sens à tracer sa propre voie.


Après avoir réalisé Lion l’an dernier, son premier film, Garth Davis change totalement de registre et part à l’assaut d’un biopic bien plus dangereux. En effet, il est périlleux de parler d’événements bibliques en tant qu’ils mêlent toujours mythe et réalité historique. Dès lors, les questions de la fidélité religieuse et de l’interprétation de l’épisode mis en scène passent avant toute performance cinématographique, pouvant jusqu’à condamner un film à elles seules. Malgré les dangers d’une telle entreprise, Garth Davis décide d’inscrire son récit dans une réflexion à deux niveaux : explicitement religieuse et intemporelle, implicitement féministe et moderne.


La première question que l’on se pose, avant même d’entrer en profondeur dans le film, concerne le choix de Marie comme prisme pour raconter l’histoire de Jésus : cela apporte-t-il quelque chose ? Déjà, il faut savoir que Marie Madeleine est un personnage historique polémique et problématique : longtemps assimilée à une pécheresse, voire à une prostituée possédée par des démons, elle fut finalement réhabilitée avec le temps. Elle incarne une figure de femme émancipée, libérée des codes sociaux et religieux de son époque, qui refuse que sa vie soit dictée par les hommes, responsable de sa propre volonté et de ses choix. Le film propose donc une réflexion qui dépasse le simple récit biblique en s’inscrivant dans des questionnements sociaux actuels qui en aucun cas ne contredisent la réalité historique ni ne sombrent dans le piège de l’anachronisme. Un équilibre délicat mais réussi qui devient une force évidente du métrage.


Marie Madeleine est une longue errance métaphysique et contemplative, narrée par une voix off qui chuchote ses questionnements à l’oreille d’un spectateur directement impliqué. En cela, le film est éminemment « malickien » dans sa forme ; un choix qui divisera d’emblée, à n’en pas douter. Autre influence visible, le questionnement sur Dieu qui se rapproche de celui développé par Scorsese dans Silence : les personnages s’interrogent sur comment connaître Dieu, comment sentir sa présence et comment entendre sa Parole. Ils sont hantés par la peur d’une foi qui ne serait qu’apparence et illusion, cachée derrière des rites, cérémonies, sacrifices et prières qui détournent de la pure et simple contemplation de Dieu. Dans ce monde où les pièces d’or achètent le pardon, dans ce monde où tout ce décorum superfétatoire est de plus en plus bruyant, Marie Madeleine prône le retour au silence et à l’écoute de Dieu, incarnant une forme de pureté spirituelle et de dépouillement en adéquation avec la parole du Christ.


Pour mettre en scène ces réflexions, Garth Davis propose une réalisation intelligente et la plupart du temps symbolique. Les gros plans sur les visages sont omniprésents, souvent filmés par une caméra-épaule tremblante, avec une mise au point telle que les arrières-plans deviennent flous et indiscernables : on illustre ainsi la perte de repères des personnages, l’informité et l’opacité de leur esprit en plein doute, en plein vertige métaphysique. D’ailleurs, les personnages déambulent continuellement dans de grandes plaines désertiques, nature vide et immobile qui représente le désert spirituel qu’ils traversent en eux-mêmes, à la recherche d’un signe ou d’un guide. Cette recherche d’une lueur divine au milieu de ces terres désolées est accentuée par le travail important sur la lumière, dont les sources sont toujours très faibles et vacillantes (d’une bougie à un timide rayon de soleil perçant, en passant par un feu de camp) comme pour souligner que la foi véritable est une flamme fragile à préserver, perdue au milieu d’une religion de la mise en scène et du spectacle, froide et inerte.
Marie Madeleine est un film organique, à la fois sain et malade. Se dégage d’un côté la pureté de Marie, sa blancheur, sa quiétude méditative ; et de l’autre la souffrance des vieillards, la saleté des misérables, la faim des enfants, les cris glaçants des femmes déchirant le silence. La mort, la violence et la désolation sont partout et accentuent le questionnement sur le Bien et le Mal, sur cette fin des temps annoncée qui semble enfin approcher.


L’ambiance sonore est également réussie, avec un essoufflement constant des personnages, une respiration anarchique qui appuie les mouvements frénétiques d’une caméra qui parfois s’emballe. La musique lancinante accompagne l’errance, tout comme le bruit constant des vagues et du vent qui peut là encore symboliser une forme d’ébranlement spirituel. Grâce à cette réalisation perfectionniste, le film prend vie et devient la mise en abîme formelle de son propre contenu, de ses propres thématiques. En cela, le spectateur est plongé au cœur d’une expérience extatique déroutante.


Mais ce qui d’un côté fascine peut de l’autre ennuyer. La lenteur et l’hermétisme volontairement exacerbés ont de quoi rebuter si l’on n’entre pas entièrement dans le récit. Là où Silence parvenait à maintenir un questionnement perpétuel chez le spectateur, Marie Madeleine se perd parfois dans ses divagations religieuses : on ne comprend pas toujours ce que veulent les personnages, ce qui les motive à agir de telle ou telle façon. Si le film flirte souvent avec les frontières de l’ennui, il est sauvé par de nombreuses scènes marquantes et un casting convaincant : Joaquin Phoenix en Jésus de Nazareth est aussi impénétrable qu’hypnotique, et Rooney Mara semble décidément faite pour ce genre de films (cf Song to Song, A Ghost Story) où son regard et sa prestance suffisent à nous ensorceler. Les scènes finales prouvent combien les performances d’acteur sont remarquables, l’entièreté des sentiments ineffables trouvant son mode d’expression dans leurs seuls yeux, à la fois point d’orgue, de rencontre et de séparation.


Marie Madeleine est une expérience difficile à évaluer, capable d’ennuyer comme de fasciner sans que l’on sache jamais vraiment de quel côté on se trouve. Ce qui est sûr, c’est que ces deux heures poussent à la réflexion, à l’implication totale du spectateur, et en cela c’est une proposition de cinéma réussie. Visuellement époustouflant, porté par des acteurs impériaux, Marie Madeleine divisera assurément, de par l’austérité radicale de sa forme et l’opacité de son propos, et ce malgré des échos aux enjeux sociaux d’aujourd’hui dont on ne peut que saluer le traitement. Autrement dit, un film qui sera admiré comme détesté pour des raisons valables d’un côté comme de l’autre : à vous de vous abandonner ou non à ce long pèlerinage contemplatif qui, finalement, se vit plus qu’il ne s’explique.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 27 mars 2018

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Jules

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