La gauche c'était quand même mieux avant.


C'est vrai, après tout : le Parti Communiste était encore un parti réellement anticapitaliste (tout du moins, autant que peut l'être un parti prônant un capitalisme d’État), réellement populaire, droit dans ses bottes et avec une vraie radicalité dans ses analyses sur le présent. Il serait indubitablement considéré comme un parti d'extrême droite (ou « rouge brun ») de nos jours.


Une vraie radicalité dans le regard porté sur le monde moderne qu'on retrouve dans cet étonnant film de jeunesse de Godard. Un film extrêmement pessimiste sur les années soixante, que je n'ai absolument pas connues mais que j'ai toujours perçues de cette façon. De quoi, peut-être, tempérer les nostalgiques de cette époque rêvée d'insouciance où l'on aimait tant rêver de l'avenir radieux qui s'annonçait (et que nous vivons actuellement, comme de juste.) Comme si, au final, la possibilité de rêver du bien importait plus que sa réalité concrète. (ce qui me rappelle une critique d'un de mes excellents éclaireurs)


C'est oublier que la modernisation brutale de la France dans les années 60-70 était bien loin de faire l'unanimité : l'inquiétude quant à l'avenir est presque le corollaire obligé de la croyance dans le Progrès. Heureusement, de nos jours, nous avons plus à nous inquiéter des déclins à venir que des progrès futurs — ce qui est tout de même plus rassurant : les déclins permettent au moins l'espoir du renouveau, quand toute la pourriture aura été consommée...


Godard sait rendre angoissante l'architecture de cette époque. Ces espèces de gros tas de briques rouges sans fantaisie, impersonnels, sans âme. Ces bâtiments qui me laissent le même sentiment de vide, d'enfermement et de désespoir dans la vraie vie, comme si rien d'humain ne pouvait s'y accrocher. Comme s'ils laissaient pour seule opportunité de vie une vie de jouissance et de confort confinée comme un lapin dans un clapier — c'est-à-dire, une vie dans la crainte et dans l'oubli de la vie, avant que la mort, dans un ultime sursaut absurde, vienne enfin délivrer de ce marasme existentiel.


De marasme existentiel, il s'agit ici de celui d'une poignée d'adolescents qui militent pour la plupart dans un de ces innombrables groupuscules communistes qui hantaient la capitale à cette époque.


Des grands idéalistes aux idées généreuses — et convenues, pour ne pas dire conformistes — dont l'engagement politique semble, au fond, n'être qu'un passe-temps entre deux séances de cinéma et deux verres de Coca-Cola au fast-food le plus proche.


C'est moins vrai pour Paul (Jean-Pierre Léaud), gauchiste jusque dans sa façon de s'habiller (ce qui laisse à penser que la gauche c'était mieux avant même sur le plan vestimentaire), encore que moins communiste en tant que passionné de théorie et de dialectique que par un rejet profond et viscéral de son époque et, surtout, de son marasme existentiel. Un communiste par prétexte.


Au contraire, il cherche désespérément quelque chose comme des valeurs, des principes, une rectitude, une ligne droite, quelque chose qui permette de surpasser l'absurde.


Mais le pauvre garçon est bien seul dans ce Paris gris, ce Paris froid, ce Paris triste et désespérant. Il doit composer avec des camarades perdus dans un non-sens existentiel total ; qui, dépourvus de convictions, n'espèrent que leurs prochaines vacances ou leurs prochains achats. Il essaye désespérément de vivre un peu d'idéal — un peu de vie, de chaleur, de sentiments — dans un amour-illusion acharné pour Madeleine (Chantal Goya), charmante jeune femme insensible aux charmes de l'amour — spirituels comme charnels —, trop préoccupée qu'elle est par sa carrière et l'argent.


Paul est bien seul, soumis aux vents cruels du néant. Une histoire qui respire malheureusement l'authenticité et le déjà-vu.


Surtout, et c'est en cela que ce film est étonnant, Godard raconte tout ça en 1966. C'est-à-dire, deux ans avant mai 68.


Un mai 68 qu'il a effectivement très bien anticipé, non pas en soulignant la révolte d'une jeunesse idéaliste, comme on le dit souvent, mais plutôt parce qu'il a débusqué avec une étonnante clairvoyance l'imposture de la révolte à venir. La révolte des « enfants de Marx et de Coca-Cola. »


Idéaliste, cette jeunesse des années 1960 l'est-elle vraiment ? N'est-elle pas, plutôt, simplement résignée dans une sorte de paresse mélancolique, dans une mollesse déprimée, un désir de non-vivre maladif ? Ses grands « idéaux », son aspiration au « progrès », ne constituent-ils pas simplement une adhésion facile et paresseuse, qui ne s'enracine dans aucun engagement véritable, dans aucune réflexion radicale, dans aucune érudition ou aucune culture quelconque (au contraire !), à une espèce d'idéal vague et flottant sensé résoudre les problèmes dont il est l'origine ?


Un vague et mollasson — mais sincère — assentiment à une sorte pureté évanescente du bien pour s'assurer sa sécurité affective et parachever le confort d'une vie d'ennui et d'insatisfaction en attendant la mort ?


« L'homme préfère encore vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du tout. »


Assurément, la gauche c'était mieux avant parce que, à l'époque, elle savait encore produire des analyses intelligentes, des réflexions lucides, inspirées par un réel rejet de l'esprit bourgeois qui était encore intellectuellement compris en tant que ce qu'il était — et non pas seulement les « gens qui ont des photos de leurs ancêtres » d'après Usul. (excellent pitre, pitoyable éditorialiste)


Je serais tenté de dire que la gauche était encore capable d'abriter ce qui lui était contraire dans son essence. Ce qui veut dire, aussi, que la possibilité de la contestation était bien plus grande qu'aujourd'hui.


C'est que Jean-Luc Godard — pour ceux qui n'auraient pas suivis — était communiste. Un communiste faire un film pessimiste quant au progrès, quant à la vie moderne, cruellement critique à l'égard de la jeunesse de Mai 68 ? Impensable de nos jours.


La raison est simple : la gauche n'est plus qu'un vague et confidentiel rassemblement de bourgeois imbibés jusqu'à l'os d'un libéralisme dont ils ont fini par devenir les défenseurs les plus acharnés, faute de cohérence intellectuelle. Et des communistes, il n'en existe plus que de trois sortes : des étudiants en sciences humaines qui n'y comprennent pas grand-chose (à part qu'il faut faire la révolution), des nostalgiques du siècle passé experts en dialectique, et... ce machin qu'est devenu le PCF. Georges, au secours !


Mais tout ceci n'est que le produit de ce que critique Godard : le produit pur et simple de Mai 68. Rien de plus que ces « enfants de Marx et de Coca-Cola » devenus grands, mais dont on se demande parfois s'ils sont devenus adultes.


Heureusement, il y a aussi eu des Debord, des Baudrillard, des Lasch, des Michéa, des Pasolini, le genre d'épaisseur intellectuelle que n'est plus capable de produire la gauche en retard d'un bon train dans la « bataille des idées » aujourd'hui, pour ne pas dire qu'elle s'est embourbée dans un marécage — son propre marécage — en cours de route.


Certes, le film de Godard n'est pas dépourvu de défauts. De défauts typiquement godardiens, d'ailleurs : ces bruits intempestifs qui viennent masquer les dialogues (pour souligner l'enfer auditif d'une ville moderne) et ce côté pédant à base de grandes déclarations savantes sur fond structuraliste — le structuralisme, ce truc déjà oublié qui est à l'origine des innombrables bouquins Structures et pouvoir au Moyen Âge qui dorment dans les BU...


Mais on peut dire que le style est plutôt bien maîtrisé et franchement réussi. Le ton sur-réaliste donne au propos une grande force de conviction.


...


... Mais est-il vraiment approprié ?


À quoi bon dénoncer la vacuité de la vie moderne si c'est pour plonger le spectateur dans l'hébètement dépressif qu'il dénonce, en hyperboles excessives, agaçantes, vaines, faciles et hautaines ? Faut-il dénoncer l'absurde si c'est pour s'y creuser un nid douillet de tristesse et de cynisme bien commode pour s'épargner l'effort d'y changer quoi que ce soit ?


Ne doit-on pas, au contraire, chercher à surmonter l'absurde ? Le néant, le vide ?


À vrai dire, je n'en ai aucune idée, pas plus que je ne sais si ce film est réellement génial ou simplement agaçant et déprimant. On va dire qu'il est typique de la culture moderne, dans son génie comme dans sa misère.

Antrustion
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le 13 mai 2020

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