On dit souvent, pour statuer la qualité d’une œuvre filmique en tant qu’œuvre d’art ou film industriel et-ou commercial, que l’ambigüité et la multiplicité interprétative qu’elle propose, pouvant être actualisée de tous temps, en est sa pierre de touche. David Lynch, Luis Buñuel et les surréalistes, Alejandro Jodorowsky, Andrei Tarkovski ou encore Stanley Kubrick, tous ont atteint un tel degré d’universalité dans leurs œuvres qu’elles peuvent être étudiées et appréciées selon différents angles d’approche, à travers les âges.


Anita de la Rocha Silveira, jeune cinéaste brésilienne qui réalise avec Mate Me Por Favor son premier long-métrage dans la continuité narrative et thématique de ces derniers courts, investit avec un humble génie cette force transcendante inhérente à l’œuvre d’art, tout en s’ancrant d’une manière très originale dans l’époque d’une génération hyper-connectée, consumériste et libérée. En ce sens, elle permet à la jeunesse de son pays d’observer son reflet dans un miroir déformant qui met en lumière la réalité de leur condition ainsi que la représentation de cette dernière, et leurs désirs qui tendent à la dépasser.


Et, comme toute œuvre majeure, le spectateur confortablement installé dans ses habitudes cinéphiliques, dérouté par cette réalisation, s’obligera à la ruminer pour en comprendre toute la portée et la force subversive. Et en ressortira grandi, comme dans cette œuvre initiatique sur le passage d’un âge, d’un état et d’une époque à l’autre.


On se demande toujours, comme lorsqu’un manège horrifique est d’un tel effet qu’on en oublierait sa mécanique et ses acteurs, comment un film se penchant sur la crudité réel peut véhiculer une atmosphère aussi mystique. Cauchemardesque, labyrinthique et limbique même : comme tirés par le cordon de la focalisation sur Bia et de ses amies dès le début de l’œuvre, on déambule à travers Barra da Tijuca, quartier récent (construit il y a seulement 40 ans) de la zone ouest de Rio de Janeiro, jouissant d’une population relativement aisée et impliquée dans un processus d’américanisation qui change chaque jour un peu plus la face d’un pays si éclectique.


Bia, Renata, Michele et Mariana partagent leurs journées entre le lycée, les heures de rêveries groupées dans les vagues paysages de leur ville, le façonnement tout contemporain de leur sociabilité, et la découverte de leurs désirs et sexualité. Bien que fortement liées par une amitié fusionnelle et charnelle, chacune d’entre elles semblent s’adonner à une course compétitive et éperdue dans la satisfaction de leurs pulsions. Âgées d’une quinzaine d’années et prises entre la morale religieuse et les telenovelas débridées, leur éducation schizophrène les mène, ainsi que le film, vers un comportement paradoxal, et une animalité primale exacerbés. Parents et mâles habituellement dominant dans les singées sont écartés ou victime des conséquences de leur domination.


Sensuelle, gourmande, érotique et carnivore, c’est bien l’atmosphère qui porte toute la beauté de l’œuvre. En opposition aux habituels slashers, les victimes sont découvertes de jour et sous un soleil de plomb, et les pulsions et peurs que l’on réprime se font plus étouffantes diurnes, dans la colorimétrie acidulée qui rappelle la sous-culture pré-adolescente sud-américaine, ainsi que des teen-dramas tels que Violetta (série Argentine, pays coproducteur du film). Les espaces déshumanisés d’un Rio en plein défrichement, au sens littéral comme figuré du terme, deviennent des prisons de vide dans leur désir ostentatoire d’en souligner l’aspect fun, moderne et joyeux. En somme, la réalisatrice réussit à faire des symboles qu’elle réutilise des symboles d’oppression, de terreur et de zombification.


Cette dernière puise dans une myriade de genres, avec une inspiration quasi tarantinesque, questionnant ainsi le rapport de ces jeunes femmes à la représentation de ce qu’on leur présente comme une « condition », et à celles de leurs pulsions. Le rapport à leur reflet et à l’Autre femme, en somme.


Les teen-dramas et telenovelas sud-américains confèrent leur naïveté et leur aspect acidulé à l’oeuvre, tandis que le giallo apporte un symbolisme maniériste très puissant aux images. Le zombie movie permet d’étudier un déshumanisme en montée croissante, et le slasher devient un prétexte pour la peinture d’une jeunesse crépusculaire. Enfin, le vidéo-clip et autres influences numériques dans lesquelles le corps féminin est représenté permettent d’étayer d’autant plus cette réflexion sur la représentation.


Chaque personnage féminin répond à un pseudo stéréotype télévisé : la blonde égocentrique et écervelée, la dragueuse ingénue, la rêveuse marginale, une fille plus en retrait… Et Bia, personnage parcourant l’œuvre adolescente initiatique de la réalisatrice, ne se conforme à un aucun poncif. Elle est ainsi « réduite », avec une ample profondeur psychologique, à une jeune femme désincarnée, en quête de sensations, de sens et de sang.


Elle reprendra même, dans l’ouverture de l’œuvre, le « flambeau » jadis porté par l’actrice Lorena Comparato (Handebol, 2010), une des trois incarnations de la jeune femme. Comme une âme qui traverserait les corps féminins à la manière d’un fantôme, Bia réside ainsi entre la vie et la mort, et sa troublante apparition à l’écran amène directement les ravages qui esquinteront cette jeunesse. On ne juge pas ce personnage, dont on ne connaîtra jamais vraiment la culpabilité dans les meurtres qui l’entourent, mais on éprouve avec elle le désir implosif de dépasser les systèmes représentatifs qui la serrent.


Ces systèmes, qui auraient pu former un fourbi incompréhensible par leur mélange de genres, permettent de mettre au jour l’idée substantielle qu’est celle de la fausseté : le culte religieux prend des airs de teen show, et l’acte sexuel devient rituel. Mais l’apparence, elle, ne témoigne de rien d’autre que d’un malaise corporel généralisé : ici on saigne et on suinte, on déteste son corps comme on l’adule… En bref, on y est que façade.


Ce qui permet à ces jeunes filles, et notamment à Bia, de fuir fugacement cet étau, c’est le goût du sang et la pulsion de mort. Tout comme Nicolas Winding Refn le fit avec le cannibalisme de ses mannequins dans The Neon Demon (2016), Anita Rocha da Silveira brise les frontières de l’image et de sa naïveté colorée en en franchissant le quatrième mur (avec l’exemple de symbolisme qu’est la scène du baiser lesbien face à ce que l’on pensait être un miroir), et en subvertissant les codes marqués au fer rouge dans notre inconscient collectif.


Il convient surtout de souligner la corporalité de la réalisation : des actrices libérées -dont le corps est en lui-même expressif, dans tous ses dénivelés, dans toutes ses moiteurs, évoquant un désir bouillonnant, la vibration d’une pulsion physique. Bien que le laconisme et la déconnexion de la réalité soient les lots de la nouvelle génération, les corps libèrent un langage à la fois éhonté, jouissif et pernicieux. Frontalement, le film nous présente les corps dans leur seule nature de corps, avec un voyeurisme déroutant lors du visionnage, mais essentiel à la vision de l’auteure.


Comme troublé par un vent spiritueux soufflant sur leur jeunesse, les quatre jeunes filles se complaisent dans des postures, activités, rêveries et discussions voluptueuses qui font d’elle Lolita(s) Brésiliennes libres de tout jugement, tâtonnant avec leur liberté, avec leur nature. En phase progressive de zombification, c’est une humanité anthropophage et autodestructrice qui expérimente le double tranchant de la libération sexuelle, morale et religieuse qui nous est montrée.


Mate Me Por Favor serait donc le parcours mental d’une jeune brésilienne à travers les vestiges d’un pays dans lequel le soleil brûle, les corps sont indéniablement chauds, mais où l’on lutte encore pour rester « droit », « digne » et « moral ».

Depeyrefitte
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le 11 mars 2017

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