(Pour l'ambiance, petite musique bizarre qui vous rendra nostalgique d'un monde qui n'existe pas:
https://www.youtube.com/watch?v=LL998ajnjN4&t=1977s)
Encore une critique où Vernon va s'approprier un truc pour lui faire dire ce qu'il veut, en impliquant de manière tout à fait malhonnête d'autres personnes qui n'en demandaient pas tant...
« Tout à fait » ai-je envie de répondre.
J'étais en cours aujourd'hui et on parlait de la troisième mi-temps. Celle de Kundera. Il semblerait qu'il en parle dans l'Art du roman (ou dans Les testaments trahis). Je ne sais plus, je les ai respectivement lus il y a longtemps (ou pas lus. Je ne sais plus, c'était il y a longtemps). Quoiqu'il en soit c'est un écrit de Kundera que j'ai soit oublié, soit jamais connu.
Il explique que, selon lui, l'histoire de la musique et de la littérature serait chacune divisée en trois mi-temps.
À l'instar de cette lettre à Philippe Sollers sur laquelle on tombe en tapant « Kundera mi-temps » dans Google :
«l’histoire de la musique européenne s’est déroulée en deux mi-temps ; au milieu de son évolution millénaire, entre l’Art de la fugue de Bach et les premières symphonies de Haydn, il y a une césure : un changement d’esthétique d’autant plus traumatisant qu’il a été suivi d’un oubli, ou plutôt d’un refoulement de toute la première mi-temps. »
http://the-dissident.eu/11384/lettre-de-milan-kundera-a-philippe-sollers/
La musique verrait la fin de sa première mi-temps à la mort de Bach. C'est la mort de la musique ludique, vers la musique sérieuse. Kundera nous dit dans Google :
« Prisonniers de la deuxième mi-temps, ils ne voient la profondeur que dans le sérieux du sentiment et ne peuvent aimer Stravinski, Bach, Janequin, sauf en les interprétant de cette sorte. Ils veulent ignorer que le principe structurel de l’Art de la fugue (comme d’ailleurs celui de Tristram Shandy) est le jeu. « Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. » Ajoutons : il est temps de comprendre la profondeur du jeu. »
Ce que je comprends : la musique romantique, et la musique classique (je crois), n'a presque plus besoin du réel. C'est une musique centrée sur l'effet pathétique, dont la volonté première est d'être reconnue dans sa capacité à émouvoir, et non en tant que médium de l'amusement : Mozart, Beethoven, Wagner... il y a du plaisir c'est sûr, mais l'idée de génie se fait peut-être un peu trop présente... Je ne sais pas je prends pas parti.
Kundera ressent en tout cas des phases analogues dans l'histoire du roman.
« Tu vois, ce n’est pas seulement à Fragonard que j’ai pensé quand tu m’as parlé de Voltaire, mais aussi à Stravinski. Et à l’Amérique de Kafka. Et à Perdydurke de Gombrowicz. J’accorderais à ces romans à peu près la même place que Stravinski a prêtée à l’œuvre de Webern. La notion même de roman (communément et spontanément fondée sur les principes de la deuxième mi-temps) s’y trouve transformée et le principe ludique, depuis longtemps trahi, ressuscité. Rien n’est sérieux dans ces romans, lesquels nous ont fait voir la profondeur insondable du non-sérieux. »
Il évoque Kafka. Plus tôt dans la lettre, il évoque aussi Rabelais. Il aurait pu évoquer Cervantès. Il crée un lien entre Kafka et Rabelais. Un pont temporel entre des gens qui aimaient s'amuser, et qui le faisait clairement sur le papier. Les pages de ces auteurs sont des jeux, littéralement parfois (je pense à l'énumération des jeux de l'époque par Rabelais dans Gargantua)
Rabelais , Les jeux de Gargantua, CHAPITRE XXII : "Puis, tout
lordement grignotant d'un transon de graces, se lavoit les mains de
vin frais , s'escuroit les dens avec un pied de porc et devisoit
joyeusement avec ses gens. Puis, le verd estendu, l'on desployoit
force chartes, force dez, et renfort de tabliers. Là jouoyt :
Au flux , à la condemnade, à la prime, à la charte virade, à la vole, au maucontent, à la pille, au lansquenet, à la triumphe, au cocu, à la
picardie, [… etc. etc. etc. une liste de 225 jeux] au sault du
buisson, aux allouettes, à croyzet, aux chinquenaudes. Après avoir
bien joué, sessé, passé et beluté temps, convenoit boire quelque peu,
- c'estoient unze peguadz pour homme, - et, soubdain après bancqueter, c'estoit sus un beau banc ou en beau plein lict s'estendre et dormir
deux ou troys heures, sans mal penser ny mal dire..."
Devant la liste de tant de jeux (la liste complète donne le tournis http://www.jcbourdais.net/journal/16juin05.php), on a un petit effet Disneyland. Mais un Disneyland à la maison ; et ça fait un peu rêver. Comme quand on jette gamin un dernier regard sur le château de la Belle au bois dormant, installée à Marne-la-Vallée, la lettre de Kundera prend une dimension un peu nostalgique. Mais pas comme une source de résignation, ou de lamentation réactionnaire. Sa nostalgie est légère, comme une ouverture vers une troisième mi-temps. La nostalgie, la vraie, implique un regard un peu réducteur du monde contemporain. C'est un sentiment qui, s'il cherche à se suffire, s'enferme. Celle de Kundera est un schéma, une petite molécule, une petite nuance, qui colore le rire et l'oubli. C'est un sentiment qui ressemble plus à de l'indignation, face à la langue de bois dans l'art. Une indignation comme l'intuition d'une Histoire aux prises avec une deuxième (ou seconde ? C'est toute la question) mi-temps qui lui est propre.
Ce sont là des affirmations trop fragmentaires, trop schématiques,
qui ne doivent qu’expliquer l’imprudence que j’ai eue de t’avoir
promis d’écrire sur un auteur dont je n’ai rien à dire. Sauf ceci,
peut-être : le discours prédominant de nos jours n’a rien de
voltairien ; le monde technocratisé dissimule sa froideur sous la
démagogie du cœur. Nous sommes loin de Fragonard, loin de Sterne,
loin de Stravinski et nous n’y changerons pas grand-chose. Il ne nous
reste, de temps en temps, qu’à leur faire signe.
Bon, un peu résigné ici ; la troisième mi-temps semble étroite. Mais c'est une pensée intime, confiée à un proche, sans y mettre la prudence et l'optimisme rieur des déclarations publiques. Je n'aurais pas dû parler de cette lettre. Je me sens un peu comme ce collabo moderne qu'il évoque dans l'art du roman.
« Tous ceux qui exaltent le vacarme mass-médiatique, écrit Kundera
dans L'Art du roman, le sourire imbécile de la publicité, l'oubli de
la nature, l'indiscrétion élevée au rang de vertu, il faut les appeler
collabos de la modernité."
Au temps pour moi... Mais cette lettre me paraît tellement importante...