Il suffirait de presque rien pour que je te dise je t'aime

Il y a des films qui savent tant charmer qu'on peut en admettre objectivement les défauts (lenteur, propos qui patine par endroits, scènes répétitives de Matthias qui doute en se passant la main dans les cheveux) sans que l'enthousiasme ne s'en trouve émoussé. Le dernier né de Dolan est de ceux-là. N'ayant vu aucun autre film du réalisateur, que je connaissais de nom seulement, je partais relativement vierge d'a priori, mais le pitch seul avait déjà tout pour me plaire : les tranches de vie accompagnées de leur lot d'histoires d'amitié, d'amour et de famille, c'est ma came. Une promesse qui sera largement tenue par l'énergie communicative que dégage le film, autant par les échanges enlevés de la bande de potes à la répartie facile que dans le portrait vif et sincère des sentiments naissants (et anciens à la fois) qui unissent les deux personnages principaux.


Et puis c'était beau, aussi, ce film. Les musiques, les images, les décharges d'émotions pures.


D'autres l'ont rappelé avant moi, mais au cas où, le pitch : au cours d'un week-end entre potes, Maxime et Matthias se retrouvent à jouer les acteurs amateurs dans le court métrage tout aussi amateur de la petite soeur de l'un d'eux, l'un par gentillesse, l'autre parce qu'il a perdu un pari. Seulement voilà : la scène en question implique de s'embrasser (ou se frencher, selon le dialecte québécois) devant la caméra. Les deux amis se plient à l'exercice mais les choses ne vont pas en rester là, car ce baiser va éveiller des sentiments nouveaux... à moins qu'il ne réveille des choses enfouies ? On peut en effet imaginer que l'un et/ou l'autre nourrissait déjà une attirance plus ou moins consciente avant cet épisode, comme il est également tout à fait possible que jamais auparavant Matthias ni Maxime n'aient envisagé l'autre sous cet angle. Personnellement, j'aime penser qu'ils s'aimaient déjà sans le savoir et que le court-métrage n'a servi que de déclencheur mais c'est parce que je suis fleur bleue. (Après honnêtement je ne vois pas à quoi sert cette histoire de baiser échangé au secondaire si ce n'est pas pour montrer qu'il y avait déjà de l'ambiguité dans leur relation, d'autant que Matt s'énerve quand le sujet est remis sur le tapis.)


J'aime le cinéma qui laisse au spectateur le soin d'interpréter les regards, les non dits, les tensions. Et il y en a à la pelle dans ce film intelligent dont la force repose entre autres sur le formidable jeu des acteurs, tous capables d'exprimer des émotions complexes en un instant, ce qui m'a permis de constater que Dolan n'a pas volé sa réputation de directeur. Mon coup de coeur est allé au remarquable Gabriel D'Almeida Freitas (tellement beau oh là là... c'est littéralement le premier truc que j'ai dit à mes potes en sortant de la salle), qui interprète Matthias, pour son portrait du jeune trentenaire élégant et assuré en apparence, qui semble savoir où il va mais remâche ses doutes sans oser s'en ouvrir à qui que ce soit, qui corrige son entourage sur les bons mots à utiliser mais ne parvient pas à les trouver lui-même quand il s'agit d'exprimer ce qu'il ressent, qui se montre tour à tour gratuitement odieux et tendrement maladroit (ou maladroitement tendre, ça marche aussi). Le bouleversement éveillé par le baiser est d'autant plus dévastateur qu'il survient alors que Matthias, entre son couple avec une certaine Sarah et sa job d'avocat dans une grande entreprise, s'engage tout doucement sur les rails d'une vie "fixée" de jeune trentenaire.


Tout cela marque un contraste évidemment volontaire avec Maxime aux prises avec une situation compliquée : d'un milieu social modeste, il a dû prendre la charge de sa mère, pour des raisons qui ne sont jamais rendues explicites mais qu'on devine. J'ai pu lire de nombreuses critiques qui remettaient en question la pertinence de cette partie du film. Et c'est vrai que même sans connaître le reste de la filmographie du réalisateur, on a une sensation de déjà-vu devant ces échanges tendus entre mère et fils qui culminent dans une scène violente et pénible émotionnellement. Ce background familial difficile est toutefois utile pour deux raisons : d'abord, parce qu'il justifie ses envies d'ailleurs. Comme c'est souligné à plusieurs reprises au cours du film, Max n'a aucune raison concrète de s'installer en Australie où il n'a ni attaches ni garantie de trouver un job plus exaltant qu'au Québec. On le comprend facilement, il cherche avant tout à fuir une situation qui devient trop lourde, sa mère oscillant entre apathie et agressivité. D'autre part, il s'agit encore une fois de marquer un contraste avec Matthias ("add contrast to it", comme le dit si justement Érika) : ces responsabilités endossées prématurément confèrent à Max une gentillesse et un souci des autres que n'a pas son ami avec qui, pour reprendre les mots de sa compagne Sarah (un rôle ingrat sur le papier qu'actrice et réalisateur viennent nuancer par mille petites touches efficaces), c'est souvent "me, myself and I". De fait, je pense que toute cette partie avec la mère aurait mieux fonctionné si elle avait été reliée de manière plus évidente à l'intrigue principale : par exemple, en laissant Matthias prendre une part plus active aux soucis de son ami (ce qui est suggéré lors de la magnifique scène de la soirée où Matthias embrasse avec douceur les plaies sur les mains de Max blessé par les éclats du miroir brisé au cours de la confrontation avec sa mère).


À mon sens, cette défaillance familiale sert également à donner une idée du genre d'environnement dans lequel s'est construit Maxime, en totale opposition avec les familles de ses amis : la mère de Matthias est très aimante, Rivette et sa soeur ont l'air d'avoir été choyés (sinon Erika ne serait pas ce qu'elle est), etc. Maxime est un personnage vulnérable, dont on ne s'est manifestement pas bien occupé, et c'est important pour sa trajectoire dans le film. Ça explique notamment qu'il se laisse parfois totalement marcher sur les pieds par Matthias qui n'a pas les mêmes carences affectives que lui. C'est en cela que la tâche de vin qui lui dévore le visage est importante : on voit comme elle lui pèse dans la manière dont il cherche à se dérober au regard des autres par sa capuche, comme elle joue dans son manque de confiance en lui. C'est un personnage littéralement marqué par la vie. Et c'est évidemment en cela que l'insulte que lui balance Matthias à la scène de la soirée qui part en live est particulièrement dévastatrice. On sait qu'ils se connaissent depuis la primaire : il y a fort à parier que Matthias a été témoin de plus d'un "ta gueule, la tâche" lancé à Maxime, voire qu'il a dû l'en protéger. On imagine facilement les deux personnages enfants se soutenir dans la cour de récréation. C'est comme un flashback qu'on ne nous montre pas explicitement mais qu'on parvient à capter dans l'atmosphère de la scène. C'est une véritable trahison de la part de Matthias, ce que lui-même sait, vue la manière dont il ferme les yeux de honte tout de suite après. Ça montre à quel point ses sentiments contrariés l'ont fait sortir de ses gonds. Heureusement qu'il saura se faire pardonner par la suite.


La galerie des personnages secondaires est également très réussie, avec en tête Rivette, qu'on ne cite même plus tant il a été apprécié, et sa soeur Erika, que pour ma part j'ai trouvé attachante, justement par son côté petite princesse qui se la joue arty : mine de rien, elle a son projet bien en tête et n'hésite pas à envoyer paître son frère et ses amis pour le mener à bien. Pour rester sur le sujet des personnages féminins, j'ai l'impression que celui de Sarah, la copine de Matt, est passé plutôt inaperçu alors que personnellement je trouve qu'elle a plus d'importance que ce qu'on pourrait croire : elle a clairement compris qu'il se tramait quelque chose et c'est elle qui le pousse à se rendre à la soirée, peut-être dans l'optique qu'il confronte ses sentiments dans un sens ou dans l'autre ? Ce qui est assez courageux quand on y pense parce qu'elle prend le risque de tout perdre, mais on peut imaginer qu'elle a l'intelligence de reconnaître qu'elle ne peut pas construire sa vie avec quelqu'un qui soupire peut-être après un autre coeur que le sien (#poésie). De manière plus terre-à-terre, la scène où elle sonne les cloches de Matt, qui a passé les douze dernières scènes à faire la gueule, en lui rappelant qu'il n'est pas le seul sur Terre est plutôt bienvenue parce qu'elle a tout à fait raison.


Un autre qui m'a paru intéressant, l'avocat de Toronto que Matthias doit balader en ville, le frat boy qui accumule les sorties macho mâtinées d'un discours pseudo-philosophique sur la valeur de l'infidélité mais dont il devient de plus en plus évident au fur et à mesure qu'il n'est pas tout à fait ce qu'il prétend être. Que penser en effet de ce jeune homme arrogant et survolté, alliance au doigt comme il la vit à celui de son père autrefois (un commentaire implicite sur le modèle de vie hétéronormé tel qu'il nous est vendu par la société qui fait écho à la contemplation de Max du panneau publicitaire au tout début du film), qu'il retire alors qu'il s'apprête à entamer un move de séduction sur un autre homme ? J'ai cru comprendre en effet que ce personnage n'était pas entièrement hétéro ou tout du moins qu'il avait des vues sur Matthias avec qui il semble flirter à certains moments. Il sert finalement de miroir déformant pour Matthias, celui qu'il pourrait devenir s'il persiste à fuir, à refuser de se confronter à ce que le court métrage d'Erika lui a révélé de lui-même. Sauf que rien n'est dit clairement et qu'on doit se fier à des symboles comme celui de la bague pour le deviner : c'est un des grands plaisirs que procure ce film, celui de débusquer l'implicite et le suggéré afin d'en faire sa propre lecture.


Une subtilité appréciable, donc, mais parfois frustrante également. C'est le reproche qu'on peut faire au film : beaucoup d'idées amorcées, esquissées, mais pas pleinement approfondies. Par exemple, le manque de background autour des personnages, notamment pour ce qui est de l'amitié entre Matthias et Maxime : Dolan rentre rapidement dans le vif du sujet avec le baiser qui vient tout chambouler, mais la mise à mal du lien qui unit les deux amis aurait été plus poignante s'il avait pris davantage de temps pour établir de quoi était fait ce lien en premier lieu. On aimerait plus de contexte pour prendre réellement la mesure de leur passé commun (on en a quelques indices cependant : l'aisance avec laquelle ils partagent leur chambre et espace intime au début du film, la relation entre Max et la mère de Matthias devenue sa mère de substitution par la force des choses, le dessin, etc.) Très vite, les deux personnages sont séparés, et ils passent finalement bien moins de temps ensemble qu'à douter chacun dans leur coin. Le côté taiseux de Matthias peut également frustrer : il ne décroche que peu de mots devant ses amis, sa mère, sa copine, son patron même, et si ce mutisme est compréhensible compte tenu de la situation et de ce qu'on nous montre de sa personnalité, on se retrouve à attendre une explosion qui ne vient jamais vraiment. La scène du second (et premier à la fois) baiser à la soirée, bien qu'à couper le souffle, laisse quelque peu sur sa faim. Mais quitte à choisir je préfère le réalisateur qui donne envie d'en savoir plus après le clap de fin à celui qui en dit trop sans savoir s'arrêter. Même si bon, moi je voulais savoir s'ils partaient ensemble dans le soleil couchant à la fin.

Blue_wall
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le 5 nov. 2019

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