« Wagner nous prend pour des - , il dit une chose jusqu'à ce que l'on désespère, - jusqu'à ce qu'on y croie. » Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Nietzsche en 1888, mais quand on sait que le Wagner en question a fourni l'unique bande-son du dernier film de Von Trier, remarquable par son adéquation et son à-propos, on ne s'étonnera pas de trouver chez le Danois les mêmes turpitudes que chez le compositeur.
Le cinéma est certes un art difficile. Il y est si malaisé d'être soi, d'y parler en toute sincérité, tant d'argent, d'impératifs et de gêneurs divers y gravitent autour des créateurs qu'on peut se demander comment des artistes véritables peuvent encore nourrir l'espoir de s'exprimer librement par le septième art. Lars Von Trier ne semble visiblement pas concerné par ce genre d'états d'âme, puisqu'il se voue corps et âme au crime que Nietzsche impute à Wagner en musique : se faire le cheval de Troie de la comédie et du faux dans ce qu'ils ont de plus abject et indigne.
Ce qui constitue l'introduction du film ne peut que confirmer cette accusation : rien n'y est vrai. A un esthétisme sincère et juste, le réalisateur préfère n'afficher que des signes. Quels sont-ils, c'est facile à deviner : Von Trier joue avec les clichés du cinéma « d'auteur » et nous assène d'interminables ralentis dignes des plus grands moments de la publicité canine, des plans gentiment surréalistes chargés de références superflues (Ophélie, et surtout ce pauvre Bruegel qui n'avait pas grand-chose à faire dans cette galère), le tout enrobé du crincrin lénifiant de Wagner qu'il faudra subir de façon intermittente pendant tout le visionnage. Il n'en faudra pas plus à la critique pour se laisser abuser : à en croire les media, il suffit de filmer sans rythme des scènes aléatoires dans un décor de cinéma horrifique (le manoir et son parc, les arbres morts...) pour produire du « magnifique », voire du « cinéma-peinture » (j'ai lu ça, oui). Tant pis pour les vrais cinéastes, ils n'avaient qu'à faire du ralenti. L'affichage du titre vient clore de façon grotesque ce monument de cinéma pompier, avec un style griffonné et brouillon qui voudrait nous vendre de la désinvolture là où il n'y a qu'une prétention malvenue. La bande annonce par ailleurs en dit long sur le style que voudrait se donner le film : rien ne nous y est épargné, ni les imbécilités dont le scénario est farci, toujours susurrées pour paraitre plus crédibles, ni la fantaisie en grandes pompes, et encore moins les deux pauvres scènes de nu qui voudraient nous faire croire qu'elles ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe. A ce sujet, je ne m'étendrai pas sur le culot avec lequel Von Trier nous balance de but en blanc son inutile plan nichon-dans-la-nature (désormais un passage obligé du cinéma branché faut-il croire), mais je note à quel point le nu semble être un remarquable pourvoyeur de crédibilité aux yeux de la critique. Dans les années à venir, un film qui s'épargnera les scènes voluptueuses au clair de Lune sera vraisemblablement regardé de travers.
Mais je n'ai encore parlé que du début. A peine l'écran-titre retourné d'où il venait, et passé l'annonce de la première partie « Justine » (au passage signalons que le chapitrage n'a ici pas le moindre intérêt), nous voilà plongés dans l'action. Et quelle action : avec un talent de portraitiste imparable, Von Trier nous présente deux adorables consanguins visiblement sur le point de se marier. On y croit très fort, mais heureusement nous venons d'apprendre que la Terre allait finir pulvérisée contre une autre planète (oui). L'insupportable Kirsten Dunst incarne une insupportable gourde menée en limousine par son homme-rat d'amour. Et là attention, le Danois nous fait voir à quel point l'humour est sa spécialité et sort de sa manche sa vanne la plus désopilante : les amoureux ont rendez-vous dans un joli château, mais le chemin est très étroit et évidement, la limousine ne passe pas. Nous observerons donc pendant dix minutes le véhicule incapable de manœuvrer, alors que pleuvent les crispants gloussements de la blonde (je m'abstiendrai de tout commentaire quant aux distinctions qui ont pu être accordées à un manque de talent aussi frappant). Soit, l'humour n'est peut-être pas le fort de notre ennuyeux Danois, mais à ce stade, nous étions encore en mesure d'espérer que l'apocalypse à venir allait pimenter cette idylle nauséabonde. Epargnons-nous un suspense inutile, cette première partie est un marasme. Les personnages campés jouent à qui sera le plus stéréotypé, et il faut admettre que le challenge est de taille : le serviteur zélé croise le fer avec le méchant chef d'entreprise ivre de pouvoir, sous le regard envieux du fiancé décoratif, de la mère seule rabat-joie, du grouillot effacé qui se fait dépuceler par la blonde et du papa fêtard méprisant les conventions. Précisions d'ailleurs que tous ces personnages, malgré leur saisissante profondeur seront tous amenés à disparaitre aussi sec puisque la deuxième moitié du film n'aura visiblement pas besoin d'eux (quel dommage, des personnalités si attachantes...).
Pour ce qui est de l'intrigue, ce sera vite brossé : notre blonde officielle n'est pas à son aise dans la petite fête qu'on lui a préparé ; elle est rongée par un mal mystérieux et s'isole pour prendre des bains ou changer des livres de place. Les symptômes criants d'un profond abattement, d'une tragique et saisissante déréliction. Au bout d'un moment, exténuée, elle finit par se confier à son adorable sœur de Charlotte Gainsbourg (l'air de famille, hmm...), pour nous faire croire que l'introduction du film n'était pas purement du vent prétentieux, mais que cet inoubliable plan où Kirsten marchait avec un filet gris empêtré dans les jambes est en lien avec la suite. Nous apprenons donc qu'elle se voit trainer ce lourd fardeau et que cela l'épuise. Rêve, symbole, prémonition ? Nous n'en saurons pas plus, si ce n'est qu'elle n'a pas intérêt à en parler à son mari. Et puis c'est pas tout ça mais il faut couper du gâteau et tromper son fiancé. Que dire d'autre ? Les dialogues inconsistants tentent faiblement de constituer le portrait d'une famille de toute façon sans apport pour l'intrigue, et de nous immerger dans un univers bourgeois impossible à prendre au sérieux. Mis à part la crise d'adolescence de Kirsten Dunst et une allusion à Antarès balancée par-dessus l'épaule, rien n'est en lien avec ce qui doit suivre, et il faut bien dire que cette première moitié est à peine digne du plus mauvais cinéma hollywoodien. Les plans relèvent le défi d'être à la fois mal sentis et sans originalité. Les interactions entre personnages sont absurdes et ne trouvent même pas d'explication par la suite puisqu'aucune allusion ne sera faite à l'évènement par la suite. L'intrigue est stupéfiante d'indigence : pour faire bref, la blonde très torturée (du moins ai-je cru comprendre que c'était le sentiment qu'elle essayait de mimer) gâche la soirée de ses invités stéréotypés et se fait abandonner par famille et fiancé. Heureusement, elle avouera à sa sœur (évidement son dernier soutien, sa confidente) « avoir essayé ». L'honneur est sauf.
Lars Von Trier semblant lui-même pressé de passer à autre chose (comme on le comprend), la seconde partie succède. Notre pauvre blonde ne s'est pas arrangée entre temps. Nous la retrouvons au bout du rouleau, neurasthénique et incapable d'autonomie, qui se réfugie chez sa sympathique sœur et son mari un peu moins sympathique. Nous apprenons aussi qu'une planète répondant au doux nom de Melancholia est sur le point de frôler la Terre, avec un risque non négligeable de collision. Ce moment fut d'ailleurs une révélation pour votre serviteur : après plus d'une heure consacrée aux tribulations d'une famille sans relief, j'en venais à me demander si le nom du film n'avait pas été choisi de façon purement fortuite, ou pour ses agréables consonances, mais dès que je sus qu'il s'agissait du nom de la planète meurtrière, je chassai aussitôt ces pensées suspicieuses de mon esprit. Je mettrai sur le compte de la licence poétique l'invraisemblance totale d'un scénario pareil, n'étant plus à ça près. On dira que c'est joli.
La panique pourrait s'installer, mais c'était sans compter sur l'incroyable capacité des personnages à agir de façon amorphe. L'homme de la famille a juste à assurer sa femme que les scientifiques sont formels et que la Terre échappera à la destruction pour que sa docile épouse retrouve le calme (si c'est monsieur qui le dit, alors...), le gamin de service est évidement tout émoustillé par la nouvelle (forcément, c'est un gamin), les chevaux s'agitent un peu puis finissent par se faire une raison, et la blonde dépressive n'a plus qu'à dormir pour ne pas penser à la fin du monde. Le meilleur s'annonce pour la suite. L'équipe de choc attend l'inexorable sur sa terrasse en regardant de temps en temps dans le télescope, et en faisant des balades à cheval pour s'occuper (mais attention, le canasson de Kirsten Dunst refuse de passer un pont, puisque la fin du monde approche). Pourtant, la révélation du film nous attendait encore : Justine finira par admettre qu'elle « sait les choses ». La preuve ? Elle peut donner le nombre de haricots dans le bocal de la tombola. Rien que ça. Dans le même élan, elle peut savoir que l'apocalypse aura lieu et qu'il n'y a de vie que sur Terre (ce qui est plutôt dommage). Toutefois, sortie du domaine des féculents et de la fin du monde la blonde reste bien désemparée puisque son étonnant don ne l'empêche pas le moins du monde de poser régulièrement tout un tas de questions, on supposera donc que cela aurait été trop facile. L'approche du Jugement Dernier aurait pu soulever deux ou trois interrogations ou réflexions, mais mis à part un timide « life is evil » lancé par Kirsten (au point où le film en était j'étais plutôt d'accord), la météo est bien plus à l'honneur dans les conversations que les prises de conscience métaphysiques. Le seul vrai changement apporté par l'approche de Melacholia est en fait l'ajout d'un deuxième astre dans la nuit (l'histoire ne dit pas d'où la planète tire sa lumière mais c'est très joli), astre qui fournit un prétexte de choix au plan nichon au bord de la rivière. A l'issue d'interminables ronds de jambes, on finit par vivre l'apocalypse comme une libération. Pourtant, j'ai presque de la peine à décrire ce final fluet et ses effets spéciaux mal sentis (la planète est beaucoup trop loin pour que la collision ait lieu, c'est très gênant), tant il peine à impressionner le spectateur.
N'y allons pas par quatre chemins, Melancholia est un film consternant. Une tentative ridicule de donner dans l'esthétisme, complètement sabotée par le conformisme du style et l'indigence généralisée, qui touche aussi bien les dialogues et l'intrigue que la construction des personnages. On regrettera en outre l'omniprésente incohérence des allusions, l'abandon total des idées qui pourraient se développer. La banalité de l'œuvre qui se dévoile derrière ses attraits grandiloquents, l'incapacité manifeste à fournir une continuité immersive privent le film de toute forme d'intensité. User et abuser d'une ouverture de Wagner ne suffit assurément pas à créer une tension dramatique dans un film sans saveur. Deux heures d'ennui profond.
Empédocle
1
Écrit par

Créée

le 16 sept. 2011

Critique lue 1.1K fois

12 j'aime

1 commentaire

Empédocle

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

12
1

D'autres avis sur Melancholia

Melancholia
Thaddeus
5

Le nombril de Lars

Comme souvent, il est difficile d'émettre un avis valide sur un film qui a été tant commenté, et qui a conquis dès sa sortie une très grande notoriété auprès du public cinéphile, y compris parmi ceux...

le 11 juil. 2012

151 j'aime

23

Melancholia
TheScreenAddict
10

Monumental !

Jusqu'à présent, nous n'avions vécu la fin du monde au cinéma qu'à travers un nombre incalculable de films catastrophe, souvent outrancièrement spectaculaires, presque toujours issus des studios...

le 14 août 2011

148 j'aime

30

Melancholia
Hypérion
8

Sometimes I hate you so much, Justine

Deux sœurs, deux corps célestes, deux parties jointes par une introduction qui officie également comme conclusion. Melancholia est un film circulaire, où les lentes rotations des planètes et les...

le 19 août 2015

111 j'aime

3

Du même critique

Melancholia
Empédocle
1

Von Trier nous prend pour des cons

« Wagner nous prend pour des - , il dit une chose jusqu'à ce que l'on désespère, - jusqu'à ce qu'on y croie. » Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Nietzsche en 1888, mais quand on sait que le Wagner...

le 16 sept. 2011

12 j'aime

1