Merci patron !, c'est Serge et Jocelyne Klur ou mieux, une bonne partie de la population française tout compte fait. C'est l'impossibilité de la lutte des classes et sa possibilité, c'est l'absence du droit de parole et son renversement, c'est le tragique et son double, le comique.
Il semble – en fait, il est avéré – que Ruffin a une dent contre Bernard Arnault. Il y a quelques années, et le film revient sur cela, il avait déjà perturbé une assemblée générale des actionnaires (triés sur le volet, rassurez-vous, tout le monde ne peut voire le beau Bernard Arnault en chair et en os, les moins dotés en actions se satisferont de la salle annexe, avec la retransmission). Bon, des raisons, il y en a des milliers, et les événements récents ont fait que Ruffin est de moins en moins esseulé. Arnault, en plus de faire comme tout le monde en délocalisant, se plaint quand même beaucoup, ment sur le lieu de confection de ces magnifiques vêtements en tous genres ou presque (1000 euros le costume Kenzo fabriqué en Bulgarie, la Pologne, c'est devenu trop cher). Film-documentaire sur la lutte des classes et le méchant patron, on connaît... En fait non, ce qui est incroyable avec ce film - on peut parler de film, c'est finalement un vrai polar, avec écoutes, reversements de situation, failles du droit... ; bref, c'est que non seulement dans ce que fait Ruffin, il n'y a pas d'indignation, de bons sentiments ou de violence gaucho-syndicaliste qui rendent abject ce travail farouchement orienté, mais qu'en plus, c'est drôle, sans concession, et d'une lucidité politique incroyablement intelligente.
Ce qui est au cœur – mais peut-être en creux - du film, c'est ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible », le droit à la parole de chacun. Jocelyne et Serge, on ne les entend pas, ils font du bruit, c'est inaudible. Pas de place pour leur parole dans la sphère publique. Virés d'une filière de LVMH avec 400 euros par mois pour survivre (et 25000 euros de dettes), c'est compliqué pour les Klur, une tartine de fromage blanc pour Noël, Épicure appréciera. Là où les choses sont encore plus compliquées, c'est que personne ne les entend ces gens-là, condamnés à émettre des sons, mais rien d'articulé. Mais les choses changent lorsque Ruffin arrive, ou plutôt Jérémy, puisque Ruffin va se faire passer pour leur fils. Sans revenir sur l'incroyable mais vraiment incroyable scénario qui montre que le réel (notre société ?) peut donner des histoires que l'on ne pourrait inventer ; les choses se trouvent changées, bouleversées. Jérémy (Ruffin) maîtrise lui les codes, il sait comment les choses fonctionnent. Il sait, que sa parole articulée, raisonnée (le fameux logos) parviendra à mettre en place un lieu au sein duquel il pourra être entendu, et ainsi que le rapport de force avec Arnault sera possible (ce que son bras droit, enregistré et filmé à son insu dit explicitement aux Klur, remerciez votre fils !). Ainsi, la première condition pour qu'il puisse y avoir dialogue politique, c'est la reconnaissance de son existence au sein de l'agora, d'un partage commun du sensible. La seconde condition, c'est le rapport de force, devenu possible par cette reconnaissance. Car le rapport de force, lui, n'est possible qu'entre ceux qui ont le droit de cité. Le groupe LVMH donc, les syndicats, les journaux dont fait partie Ruffin et son modeste Fakir qui donne le tournis au sbire d'Arnault - « Le Monde, passe encore, le Canard, passe encore mais FAKIR, FAKIR, ce journal Picard, c'est crainte et tremblement »... Et Jérémy ! C'est là toute la profondeur de Ruffin, il sait très bien qu'en se mettant à la place du fils (en changeant donc son étiquette sociale, son statut), il bouleverse les règles du jeu, l'irruption de ce troisième larron change la donne, perturbe le partage réglé du sensible. Il place quelqu'un qui n'est pas à sa place, ou plutôt il entre brusquement sur la scène politique, là où il n'avait pas de place ; le sensible s'en trouve reconfiguré. Merci, patron !