Un écrivain qui parle de la page blanche, un cinéaste de la panne d’inspiration dans l’écriture d’un scénario… Les mises en abîme, dans un métier artistique, sont toujours risquées, si bien que, en règle générale, elles débouchent sur un résultat stérile, fruit d’un cheminement qui passe son temps à tourner autour du pot, sans que le spectateur, ou le lecteur, n’y trouve un quelconque intérêt. Dans Mes Provinciales, aucun personnage ne règle ses problèmes. Tous, hormis les individus en arrière-plan, sont à la fois perturbés par leurs chamboulements internes, et leur incapacité à se mettre au travail. Les deux, intimement liés, s’alimentent mutuellement. En prenant un sujet vieux comme le monde, car, depuis que la création est conscientisée, l’on s’est toujours intéressé au processus de gestation du produit fini, Civeyrac prenait un risque énorme. Celui de se laisser dépasser par son histoire, celui de sonner creux, en rejoignant la cohorte de films français, interchangeables, dont on oublie le déroulé le jour suivant. C’est pourtant tout l’inverse qui se produit, avec le film Mes Provinciales.


Jean-Paul Civeyrac est un réalisateur relativement inconnu, dans le paysage francophone, si on ne compte pas ses aficionados. En voulant traiter la confrontation entre des provinciaux, qui quittent leur ville natale pour débarquer à Paris, et leur désir de faire du cinéma, sans savoir comment s’y prendre pour parvenir au résultat souhaité, c’est toute une galerie de personnages à la fois réalistes et fantasmés qui s’offre au spectateur. Leurs disputes, leurs controverses, les débats entre ces jeunes, au début de la vingtaine, qui ont le mal du vingt-et-unième siècle, et passent leurs soirées dans des appartements minuscules à alterner entre cigarettes et bières bon marché passent pour avoir été captés au vol, dans un café parisien. La caricature des postures, entre les principes artistiques et politiques, qui tous deux se rejoignent dans une volonté conjointe de changer le monde donne un effet saisissant de déjà-vu. Les dialogues portant sur la culture, quant à eux, sont hallucinatoires. Qui, en 2018, peut imaginer des jeunes adultes chanter Erik Satie, citer de tête Novalis, Gérald de Nerval, se réunir ensemble pour voir un film de Marlen Khoutsiev (toujours vivant !), et programmer pour un premier rendez-vous amoureux « Sayat Nova, la couleur de la grenade » ? Ces gens n’existent pas. Mais, le charme de la fiction aidant, on aimerait les croiser, pour échanger, comme eux le font, des livres de Flaubert et de Pasolini.


En dehors de la nostalgie paradoxale, qui émerge face à une société complètement fictive, dans ses choix culturels, Mes Provinciales ramène brusquement à la réalité, dans l’apparition des problèmes relationnels et affectifs qui, s’ils ne sont pas vécus intimement, font sens dans leur tangibilité. Lire, regarder des films, devient une échappatoire à la cage dorée parisienne. « Personne ne sait s’aimer ! », clame un des personnages, à demi couvert par l’ombre d’un noir et blanc maîtrisé du début jusqu’à la fin. Celui qui critique sans cesse les productions des autres, en postulant des principes inaltérables, n’a jamais été capable de montrer un seul de ses films à ses camarades. Le personnage principal, Étienne, clame ses valeurs, défend ceux qui le malmènent, tout en répercutant à son tour son désarroi sur l’entourage qui lui est fidèle. Une colocataire, ardente défenseure de la planète, des réfugiés, file avec un homme à l’opposé de ses convictions. Plus que d’être des personnes qui ont toujours vécu en dehors de Paris, jusqu’à présent, plus que des « provinciaux », tous ces personnages ont en commun d’aspirer à un ailleurs, à une culture qui nourrit l’âme, tout en étant profondément incapables de mettre en accord leur vie avec leur principe. Cette incohérence, quasi pathologique, porte en elle le danger du point de non-retour fatal.


Il y a, dans Mes Provinciales, quelque chose du fameux La maman et la putain. Par son noir et blanc, son étude des psychologies, et ses dialogues proches du réel, Civeyrac a fait un film fascinant, tant il s’inscrit à la fois dans son temps, dans une sorte de « néo nouvelle vague », si on peut se permettre un tel néologisme, et en temps qu’héritier totalement imprévu d’un cinéma qui, si on a pu le juger prétentieux, voulait simplement saisir son époque, à un instant donné. Quand, dans dix, vingt, ou trente ans, on regardera Les Provinciales, en espérant au passage qu’il ne tombe pas dans l’oubli, on pourra saisir l’humeur de la fin des années 2010. Et c’est ce qui en fait un film d’une remarquable qualité.

-Ether
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le 25 avr. 2018

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