Millennium Actress
7.6
Millennium Actress

Long-métrage d'animation de Satoshi Kon (2001)

Curieusement resté inédit en France, Millennium Actress (2001) est pourtant la quintessence du discours cinématographique de Satoshi Kon. Ses œuvres ont continuellement repoussé les limites interprétatives entre la réalité et la fiction – que cette dernière évoque le rêve pur, l’imaginaire ou le récit de sa propre vie. Cette maestria est indissociable des techniques et possibilités infinies de l’animation qui, seule, semble pouvoir recueillir les fabuleuses folies scénaristiques et formelles du cinéaste japonais. À travers la quête mémorielle de l’actrice autrefois adulée Fujiware Chiyoko, Millennium Actress exprime une autre facette, moins sombre tout en étant nimbée de mélancolie, de la filmographie de Satoshi Kon. En effet, il s’agit de l’unique œuvre où l’altérité de la réalité n’est pas envisagée à travers un prisme pessimiste : de la paranoïa meurtrière de Perfect Blue (1997), à la dérive technologique de Paprika (2006) en passant par les projections de traumatismes passés sur le rêve de construire une famille de Tokyo Godfathers (2003).


Millennium Actress se concentre sur les souvenirs de Chiyoko dont la vie n’aura été qu’une poursuite après l’être aimé, un révolutionnaire en fuite mis sur sa route par le hasard. Satoshi Kon fait de la mémoire une matière malléable qui, bien que linéaire, déconstruit l’espace et le temps avec pour seul fil conducteur le bouillonnement des sentiments. Il compose des paysages mentaux témoignant de la force d’un amour qui n’est qu’un élan infatigable vers l’autre (réel ou fantasmé). Le cinéaste se rapproche ainsi d’une définition baudelairienne du spleen : la frustration d’un idéal, ici romantique, auquel le protagoniste ne renoncera jamais et qui s’exprime par une rage de vivre. Le spectateur est guidé à travers les méandres sentimentaux de Chiyoko par deux reporters venant recueillir les souvenirs de cette légende oubliée du cinéma japonais. D’abord témoins muets, ils prennent progressivement part à l’action. Ils annihilent, par leur complémentarité, les deux postures dans lesquelles le spectateur peut se murer, à savoir la rationnelle perplexité (le cameraman) et la sensiblerie excessive (l’intervieweur), afin de ne laisser la voie qu’à l’émotion dans sa plus pure acceptation.


Face aux changements impétueux de la société japonaise d’après-guerre, Chiyoko place dans le cinéma, et les rôles qu’elle interprète, le dernier espoir de retrouver l’homme qu’elle aime : « j’ai pensé qu’il pourrait toujours voir un de mes films ». En incorporant à son récit des séquences d’œuvres fictives, Satoshi Kon brouille davantage la frontière entre la réalité et la fiction. Il fusionne la femme et l’actrice montrant ainsi comment le cinéma, et par extension l’art, est le miroir de nos espérances et de nos regrets autant pour ceux qui le fabriquent, l’incarnent ou le regardent. La fiction devient un chemin de traverse dans lequel la ferveur de la quête de Chiyoko peut survivre au-delà de l’implacable impossibilité du réel. Millennium Actress devient alors une déclaration d’amour aux femmes de l’histoire du cinéma japonais : celles luttant contre l’oppression chez Mizoguchi, celles vertueuses et courageuses chez Kurosawa ou celles libres et modernes chez Ozu (la vie de Chiyoko rappelant d’ailleurs celle de son actrice fétiche, Setsuko Hara). Satoshi Kon rend hommage à une cinéphilie qui, comme les studios Ginei devant lesquels passent les deux reporters pour se rendre dans la maison reculée de l’actrice, n’est vouée qu’à devenir un vestige.


Millennium Actress affirme ainsi la place essentielle du cinéma, et de l’art, dans la société comme seul moyen d’effleurer une histoire de l’émotion. En faisant de Chiyoko la mémoire vivante du Japon du siècle dernier, Satoshi Kon loue alors la persévérance d’une femme-nation voyant dans la recherche d’un idéal, plutôt que dans sa réalisation, la vitale promesse d’un futur à parcourir.

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le 18 déc. 2019

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