Tout comme dans le très dispensable A Cœur ouvert de Marion Laine, le film du grec Yorgos Lanthimos débute avec un sternum ouvert sur un cœur, rouge, palpitant, vivant et pourtant étrangement abstrait à force d’(hyper)réalisme.


Une séquence d’ouverture forte donc, mais pas beaucoup plus que par exemple, celle de Dora de la Suissesse Stina Werenfels ou cette autre dans Voix Off du chilien Cristián Jiménez, où c’est une partie autrement plus intime de l’anatomie féminine qui est livrée à la vue du spectateur. Non, ce qui dérange, et qui nous met immédiatement dans l’ambiance de Yorgos Lanthimos, ce sont les séquences qui suivent, suaves, anodines, vaguement robotiques même. Du fiel pur enrobé de miel. Steven Murphy (Colin Farrell, déjà à l’œuvre dans The Lobster, le précédent film du cinéaste) est le cardiologue qui a opéré le cœur vu au début, il échange avec son ami anesthésiste Matthew sur les pour et les contre des bracelets en métal pour les montres, comparés à ceux en cuir. Quand il rentre chez lui, une belle maison digne d’un magazine de décoration, c’est pour rejoindre sa belle femme Anna (Nicole Kidman) ophtalmologue, ou encore pour faire des exercices de chant avec Kim (Raffey Cassidy), sa petite fille modèle, en attendant de conduire Bob (Sunny Suljic), son adorable bambin, à un goûter d’anniversaire. Un tableau idyllique qu’on a du mal à acheter, d’autant moins que dès la première nuit, les pratiques sexuelles du couple laissent apercevoir que l’on n’est pas exactement dans le pays de bisounours dont le cinéaste fait mine de brosser un portrait.
Parallèlement à cette vie domestique idéale, Steven rencontre régulièrement et en secret Martin, un très inquiétant jeune homme qui s’immisce de manière de plus en plus insistante dans leur petite vie familiale, un personnage glaçant, menaçant, mais fragile aussi, magnifiquement porté par le jeune Barry Keoghan, vu récemment dans Dunkerque. Tout est amené très graduellement, les choses changent de manière imperceptible mais la tension est palpable dès les premières minutes, et la virgule musicale grave et lancinante achève d’installer une ambiance digne d’un (bon) jump scare.


On ne voit pas très bien où le réalisateur et son co-scénariste Efthymis Filippou veulent en venir avec ce film au titre très lacanien (the killing of the sacred …dear ?) qui mélange le thriller, le revenge-movie, le surnaturel, l’hyperréalisme, les métaphores et la mythologie grecque dans une même œuvre. Une audace traduite en boursouflure par ses détracteurs…Mais finalement, ce n'est pas important. Le mythe d’Iphigénie, cité dans le métrage, (« une brillante dissertation » que sa fille Kim aurait écrite selon son professeur, une allusion au « génie » de son propre film ?) sur le sacrifice nécessaire d’un être cher semble à première vue correspondre à une situation concrète du film que l’on prendra soin de ne pas dévoiler ici. Puis, après réflexion, on se dit que c’est tout le film qui est un véritable manifeste contre la vanité des hommes, presque leur inhumanité ; Anna, le personnage interprété par une Nicole Kidman plus froide que les pierres ne dit-elle pas en substance à son mari au plus fort de leur « crise » familiale : « tu ne dis que bêtises sur bêtises, tu demandes de la purée de pomme de terre, alors que tes enfants sont au plus mal ? ». Une sorte de misanthropie caractérisée donc, pas tellement éloignée de celle qu’il a déjà explorée dans Canine, et qui pourrait résumer à elle seule toutes les intentions du cinéaste.


La Mise à mort du cerf sacré est également un film à l’esthétique très maîtrisée, avec des jeux de caméra qui, même s’ils ne sont pas inédits, ont le mérite de l’originalité dans le contexte, et mettent en avant le sens de la mise en scène de Yorgos Lanthimos : plongées vertigineuses, focale très longue, ou très courte au contraire, avec des déformations qui renforcent le côté un peu irréel de ce que l’on voit. Malgré la sorte d’atonie de ses personnages semblant sans vie, sans cœur, sans émotions, le réalisateur donne du rythme à son film, les scènes sont assez courtes, comme pour traduire l’urgence d’apporter quelque chose, de la vie peut-être, dans cette famille très dysfonctionnelle.


Il avait déjà montré sa virtuosité avec the Lobster, Lanthimos passe avec ce nouveau métrage la démultipliée, y compris dans l’art de surligner le texte : « c’est une métaphore, tout ceci n’est qu’une métaphore » arrive-t-il à faire dire à un de ses personnages dans un moment assez inopportun et particulièrement violent. Avec un certain humour, il nous offre un film très réussi et très dérangeant, très réussi parce que très dérangeant ?

Bea_Dls
9
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le 24 août 2017

Critique lue 892 fois

6 j'aime

Bea Dls

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