Les premières minutes peuvent irriter : Parole omniprésente, envolées pop chéris par Dolan (C’est White flag de Dido qui ouvre le bal), cadrages serrés, postures un peu théâtralisés, langage de charretier (forte utilisation du joual, argot québécois), le tout enveloppé dans un format 1:1, plus étouffant tu meurs. De quoi se préparer à endurer un calvaire. Ou l’accepter et se laisser gagner par son énergie, celle qui d’abord nous agresse par ce jeu de massacre mère/fils puis celle qui fascine, soudainement, quand Kyla, la voisine fait irruption dans le cadre, brise le duo mal agencé et l’équilibre miraculeusement. Ses bégaiements apportent un doux contrepoint à la volubilité qui régissait jusqu’alors, le mystère qui accompagne un éventuel trauma et sa situation familiale compense la dureté ostensible des rapports entre Diane et Steve. Le film est devenu trio sans qu’on ne s’en aperçoive jusqu’à exploser dans l’émouvante autant que sublimissime car inattendue séquence Céline Dion. Dolan ose tout. Ça casse parfois – Son dernier film, éreintant, en était la preuve – mais quand ça prend, il emporte tout.


 Je ne pensais pas qu’une séquence comme celle durant laquelle Steve déambule sur son longboard sous Colorblind de The Counting Crows pouvait m’émouvoir autant. La suspension qu’il génère par cette image à la Van Sant menacé par le cliché du clip arty offre pourtant une respiration salvatrice. Mais cette façon qu’il a de virevolter avec son caddie sur un parking de supermarché, ces contre plongées répétées pour le voir se faire dévorer par le soleil : Tout fait frémir là-dedans. Tout fait frémir quand on l’évoque mais tout devient génial quand on le voit. C’est peut-être cela la magie Dolan ? Sans doute parce qu’il y a un étrange décalage dans cette scène puisque Steve n’écoute pas le morceau que Dolan nous offre, ce qui accentue l’étrange arythmie du film. Et sans doute aussi car on a besoin de cette petite parenthèse naïve pour encaisser ce qu’on vient de voir et accepter de replonger dans la suite. Pour que le tourbillon prenne des allures de fresque alors qu’il a pourtant tout du film intimiste, il faut ces envolées-là, cette croyance que chaque scène, aussi excessive soit-elle, tire le film vers des cimes bouleversantes dans ses pics autant que dans ses creux.
Vers la moitié du film, le format carré que Dolan s’est imposé se transforme gracieusement. C’est Steve lui-même, le personnage, cet adolescent impossible, qui de ses mains semble agrandir le cadre. Idée de génie qu’on avait vanté partout depuis son passage cannois, gimmick que je redoutais à l’époque mais que j’avais oublié aujourd’hui. Et tant mieux, ça a fait son effet. Si en soi l’idée est jolie (L’avenir s’ouvre avec l’éventualité d’un équilibre parfait et une harmonie personnages/décor, aussi publicitaire que soit ce clip charmant accompagné par Oasis) c’est son utilisation qu’on retiendra : C’est une parenthèse enchantée. Et Dolan va s’en servir à deux reprises, de façon radicalement différente. D’abord en tant qu’évasion réelle (C’est le passage de l’huissier et sa lettre de mise en demeure qui viendra refermer les volets noirs du cadre, réactiver l’enchaînement mélodramatique et rejouer l’épuisante routine) puis en tant qu’échappée onirique dans laquelle Diane imagine l’avenir radieux de son fils (Accompagné musicalement par le piano et les violons d’Expérience de Ludovico Einaudi) avant de condamner leurs rapports en l’abandonnant aux mains de médecins psychiatriques.
Mais Dolan ne s’en sert pourtant pas comme d’un twist de la mort, il nous avait prévenu, dès le début de son film au moyen d’un étrange carton racontant une réalité légèrement futuriste (Le film sort en 2014, l’action se déroule en 2015) et dystopique (La mise en place de la loi S14 permettant aux parents d’enfants turbulents de les placer en maison psychiatrico-carcérales) nous conviant un moment donné forcément à ce cas de figure. Mais il est tellement fort qu’on parvient à l’oublier, ce prologue un peu lourdingue (Le carton autant que la mise en place, notamment le rendez-vous entre Diane et la directrice du centre spécialisé de Steve) et à croire en sa vitalité utopique. L’interprétation y est pour beaucoup : Si le jeune Antoine Olivier-Pilon est une force brute tout en dissonance, c’est ce double portrait de femmes qui impressionne. Comment Dolan, alors âgé de 25 ans, peut-il créer des personnages féminins pareils, aussi riches, aussi beaux ? Anne Dorval et Suzanne Clément sont toutes deux étincelantes, traduisant par leur langage opposé et leurs silences mystérieux une puissance de jeu foudroyante, qu’on n’a peu vu au cinéma sinon chez Cassavetes.
Loin de l’hystérie factice qu’on pouvait redouter de la part du jeune auteur de J’ai tué ma mère, Mommy se déroule sur un rythme fort en jouant sur une harmonie entre ses joutes éreintantes et ses moments silencieux, ses frénésies et ses accalmies – A l’image du Vivo per lei entonné par Steve, qui face aux moqueries du bar, abandonne la douceur candide qui l’anime par des points serrés et un accès de rage foudroyants. J’ai retrouvé ce qui m’avait séduit dans Les amours imaginaires. Certes, les deux films n’ont à priori pas grand-chose en commun, mais j’aime la foi qui les anime. Une foi que l’on retrouve aussi beaucoup dans le choix du format qui accentue le portrait. Rien ne vit dans le cadre hormis un corps, un visage. Le film s’envole dès qu’il cadre le trio, ici dans la séquence On ne change pas, là dans le selfie, qui semble s’offrir de dos avant qu’ils ne se retournent vers nous, au ralenti, pour qu’on en profite le plus longtemps possible. Le film se fermera d’ailleurs sur l’une de ces envolées dont Dolan a le secret : Purement mélodramatique (Steve semble s’envoler vers une porte vitrée) mais dans une sensation de flottement bouleversant, que le terrassant tube de Lana del Rey viendra accompagner en beauté.
Si Mommy conte l’histoire d’une impasse, celle d’un lien mère/fils aussi fragile que leurs témoins d’affection sont légion, celle d’amitiés éphémère malgré leur renaissance commune, Xavier Dolan en fait une impasse merveilleuse, à briser le réel en continu tout en y étant complètement dedans, à magnifier ses personnages malgré leur antipathie de façade, à tenter des choses, briser le rythme en permanence. Comment peut-on à ce point croire que le morceau ultra-populaire d’une banale playlist familiale (C’est la bonne idée de l’utilisation de ces morceaux, l’impression qu’elles sont piochés dans l’histoire de Steve, avec son père, sa mère, avant qu’elles ne soient de simples chansons de chevet de Dolan lui-même) va élever une séquence, qu’un changement de format va tout redéfinir à nous en faire tomber les bras, qu’un rire étouffé ou des sanglots retenus (Je me répète mais bon sang : Dorval et Clément illuminent tout le film) vont tout raconter, qu’un ralenti en apparence passe-partout va émerveiller, qu’un léger décrochage va tout relancer ? Mommy est un film infiniment précieux pour ce qu’il témoigne d’une foi hors norme dans le cinéma, son pouvoir d’évocation, son émotion brute. C’est une déflagration. Je ne m’attendais pas à ça. Je veux déjà le revoir.
JanosValuska
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le 12 juil. 2017

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JanosValuska

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