- Article publié aux Cahiers du cinéma (jan 2015)
Mommy est venu cette année s’imposer comme le film dont on avait besoin depuis longtemps. Il a libéré un souffle insoupçonné. Il pourrait constituer en cela une espèce archétypale de film qui, on l’espère, subsistera dans le cinéma de demain : celui du film vivant.
Trop peu de films sont vivants. Beaucoup ne s’attardent pas à exister pour eux mêmes ; ils sont englués dans une volonté de décrire, d’appliquer, voire pire, de prouver. Ils ne donnent pas à penser. Combien de réalisateurs actuels prennent le temps de véhiculer les passions dans leurs projets ? Un film vivant, c’est un film qui respire, qui prend la mesure de ce qu’il raconte, qui vit au rythme de ses personnages. C’est un film dont le créateur accorde son cœur à l’unisson de ses personnages.
Les émotions sont le signe que quelque chose bat. Si un récit simple arrive à provoquer une vague émotionnelle parce qu’il parvient à transmettre ce qu’il ressent, alors le pari est gagné. Dolan l’a compris, et son cinéma est si honnête et friable qu’il touche à une beauté nouvelle. Honnête parce que ses personnages le sont, ils ne trompent pas, jamais. Ils existent comme ils peuvent. Friable car c’est un cinéma funambule, presque tremblant, qui peut à tout moment basculer.
Pourtant, qu’ y a t-il de plus intéressant que de voir un cinéaste avancer tout en se mesurant à ces anciennes fragilités, facilités ? Et qu’y a t-il de plus beau qu’un film d’une grande honnêteté, un film qui serait parsemés d’erreurs, d’hésitations, de sursauts, mais qui existerait avec eux ?
Pour rester sur la filmographie de Dolan, prenons Laurence Anyways et la scène de la pluie de vêtements. C’est une scène qui est très belle non pas pour ce qu’elle propose (un peu clichée, un peu fourre-tout, un peu ostentatoire), mais pour ce qu’elle est : pleine de fougue, d’ardeur, de désinvolture. Au fond, Dolan se fout bien de ce qu’elle peut provoquer comme réaction car il sait qu’il voulait qu’elle soit comme ça. Très peu de cinéastes oseraient ce genre de décalage (tout comme cette scène de Mommy dans la cuisine sur une musique de Céline Dion). Pourtant, le cinéma qui se maitrise en bout en bout est glacé. Un film qui ne sait s’oublier se tue. Un film parfait est un film mort.
Mais Mommy parvient à s’oublier et à transmettre, au delà du récit, un sentiment et à réanimer une explosion intrinsèque chez le spectateur. Le choix du format étriqué (1.1) choisi pour filmer Mommy, assez étonnant, vient jouer un rôle particulier dans la mise en scène et ajouter à cette transmission émotionnelle car il vient contenir quelque chose chez le spectateur dans un premier temps, surseoir le jaillissement avant de le laisser éclater en s’agrandissant, comme lors de la scène illustrant des passages fantasmées de la vie du fils (diplôme, mariage…) par sa mère.
Les personnages ne se piétinent jamais. Chacun prend forme dans le récit et devant la caméra. Dolan trouve le même équilibre dans sa mise en scène en les filmant d’égal à égal, l’un n’existant pas pleinement sans les deux autres.
En somme, c’est la bourrasque émotive dont on avait besoin et qui vient dire aussi : un film n’est pas un ensemble de règles, mais un objet unique, à prendre isolément pour considérer ce qu’il arrache en nous.
A.A