Il est doublement difficile d’élaborer un jugement critique précis sur Londres, deuxième inédit publié de Céline parmi ses « trésors » retrouvés.

La première raison est simple : bien que le texte soit plus dense, mieux structuré et comme plus abouti que Guerre, il n’est demeure pas moins une version non corrigée intégralement par l’auteur. Lorsque l’on connaît les efforts maniaques de Céline pour la réécriture de ses chapitres, son obsession à corriger jusqu’à dix fois certains passages, et que l’on sait que la lente genèse de sa « petite musique » l’aura conduit à livrer ses œuvres les plus emblématiques, on ne peut qu’être prudent à l’égard de ce manuscrit qui comprend un certain nombre de répétitions et de blancs laissés en suspens.

La seconde raison est directement liée au contenu du texte même, alternant les passages d’une incroyable virtuosité poétique et ceux d’une violence crue sans filtre, et qui met le lecteur dans une étrange position, partagé entre admiration et dégoût soudain. Rarement Céline n’aura laissé s’échapper aussi librement la violence des mots et des situations. Pour sa publication en 1936, Mort à crédit avait été amputé de certaines pages jugées trop vulgaires par son éditeur. Sachant cela, il paraît difficile de croire qu’une telle version aurait pu, en l’état, faire l’objet d’une édition du vivant de l’auteur.

Maintenant les limites posées d’une telle entreprise, intéressons-nous au récit.


Suite sans transition de Guerre, Londres est définitivement le roman des bas fonds, de la violence humaine et de tous ses vices. Probablement écrit en 1934, il semble d’abord être une sorte de canevas de ce qui donnera Guignol’s band dix ans plus tard. On y retrouve une galerie de personnages d’une incroyable vivacité, tous plus vicieux les uns que les autres : maquereaux vindicatifs et violents, prostituées, amante entretenue et perverse, médecin maladroit et raté, Céline dresse ici une sorte de cosmos de la misère de la rue, où se jouent les pires crasses dans l’angoisse toujours vivace d’un retour sur le front. Version primitive de Guignol’s band, certes. Mais Londres se distingue de ce « vrai » roman par un style moins haché, d’un récit narré de façon plus classique — il est dans ce sens un prolongement stylistique du Voyage au bout de la nuit, dont il pourrait être un passage. Là où Guignol’s band s’attachait surtout à décrire un monde fictif par petites touches et images par de brusques raccords, cet opus poursuit plus logiquement les pérégrinations douteuses de ses personnages en leur laissant le temps, voulant leur offrir à tous une destinée. C’est probablement sur cet aspect choral que le livre tire ce qu’il a de meilleur. Céline jouant ici les équilibristes entre passages narratifs et descriptifs et les dialogues ciselés, il entraîne le lecteur malgré lui dans le burlesque des situations, en n’oubliant pas de cartographier ce Londres de 1916. Ainsi réunis dans leur Leicester Pension toujours plus fragile, les personnages s’efforcent de lutter face aux crises qu’ils traversent, règlent leurs différends à coups-de-poing et trahisons, maquillent des cadavres et s’insultent énormément, le tout raconté dans une langue d’une inventivité perpétuelle et avec le même regard affolé : celui de ne plus pouvoir échapper à la guerre. C’est encore de ce traumatisme dont il est question, et qui revient systématiquement, tout comme ces bourdonnements dans l’oreille de Ferdinand.


Londres est également le récit de la découverte de la médecine, sa «manie », auprès d’un médecin l’initiant peu à peu à la discipline. Si la fascination reste présente tout au long du récit, c’est surtout au cours d’un sublime chapitre de la première partie qu’elle est longuement explicitée. Soigner, ravauder un peu ce monde qui se dérobe, voilà une posture paradoxale pour un narrateur baignant dans cette micro-société interlope où personne ne s’épargne, et où surtout, il se rend lui-même complice en la tolérant. Car le langage souvent cru, sans distanciation et carnavalesque inondant certaines situations de violences est à double tranchant. En se posant volontiers du côté de la farce et de l’exagération, Céline ne s’évite pas une certaine complaisance. Une fois de plus, la frontière entre écrivain et narrateur est ténue chez Céline. N’a t-il pas tout fait, comme l’expliquait Henri Godard (1) pour qu’on le confonde avec son oeuvre ? Pour autant, cette grande « bouffonnerie », comme il le souhaitait lui-même pour Guignol’s band, englobe dans sa fiction ce narrateur au milieu d’hommes pour qui la rédemption est perdue d’avance. En ce sens, il ne s’exclut pas du regard qu’il porte sur l’humanité. Le 19ème chapitre, exceptionnel, illustrant les tourments et hésitations du narrateur dans son éventuelle décision de dénoncer la fine équipe pour s’en tirer, en est un exemple frappant. Toute l’ambiguïté de la position Célinienne se trouve ainsi résumée dans ces pages au travers de la médecine : malgré sa répugnance pour cette humanité — « une belle collection de saloperies » — ce métier, au-delà de la possible émancipation qu’elle lui offre, est aussi un moyen « pour être plus près des hommes ».


Roman du chaos, de la perpétuelle angoisse, Londres n’apportera donc pas un nouveau regard sur l’œuvre de Céline. Mais il permettra à chacun de prendre une fois de plus la mesure de sa formidable énergie pour réinventer cette langue qui ne s’exprime jamais aussi bien bien que dans la désillusion et les affres.


A.A



1 : Godard. H, Céline scandale, Paris, Gallimard, 1994.

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le 13 nov. 2022

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Annita Antourd

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