Jacques Tati ou le burlesque revisité

Voilà qu'apparaît dans ce cinéma des années 50/60 qui tend à se scléroser un franc-tireur, un inventeur, un acteur comique formé à l'école du mime et du music-hall, admiré de Colette dès 1931, dont le nom est Jacques Tatischeff dit Tati, réalisateur de plusieurs courts métrages et que Jour de fête , en 1947, va révéler au public de façon éclatante.


"Jour de fête" est son premier long métrage, tourné en extérieur à Sainte-Sévère dans l'Indre. Bien entendu, les producteurs avaient refusé le projet et le film dut être monté en coopérative, grâce à l'appui financier de Fred Orain. L'histoire est toute simple : un village se prépare à sa fête annuelle et les forains commencent à installer leurs stands et leurs manèges. François, le facteur, moustachu et dégingandé, fait sa tournée habituelle sur son vieux vélo - modèle peugeot 1911. Mais celui-ci, après avoir assisté à la projection d'un documentaire sur le service postal aux Etats-Unis, s'est laissé convaincre par quelques farceurs de mettre à profit, pour lui-même, l'efficacité de ces méthodes modernes. Le facteur, qui ne doute de rien, va donc s'y employer dans la mesure de ses moyens et exécuter une tournée-distribution de courrier ultra rapide à l'américaine, hilarante, bourrée de gags inattendus et d'une efficacité remarquable - créant des situations comiques du meilleur effet, cela dans une atmosphère sonore qui souligne l'image sans la perturber, l'auteur sachant utiliser au mieux un cinéma visuel et non bavard, comme le faisait si bien Charlie Chaplin au temps du muet.

Le film terminé, Jacques Tati ne trouve pas de distributeur et lorsque celui-ci sort enfin en 1949, l'accueil enthousiaste qu'il recueille fait prendre conscience aux producteurs français que le public a mis moins de temps qu'eux à reconnaître le génie du cinéaste et de l'acteur. Jour de fête sera d'ailleurs couronné par le Prix du meilleur scénario à la Mostra de Venise et l'année suivante du Grand Prix du Cinéma français. Ce n'est pas le moindre paradoxe.

Fort de ce succès, Tati va créer le personnage de Monsieur Hulot, autre silhouette dégingandée mais, cette fois, sans moustache, personnage qui pourrait être le cousin citadin du facteur François, silhouette qui deviendra familière avec son pantalon de toile blanche, son chapeau cabossé, ses chaussettes rayées et ses chaussures de tennis, auxquels s'ajoutera assez fréquemment une pipe. Monsieur Hulot est entré dans notre paysage de cinéphile à bord de sa voiture pétaradante et n'en sortira plus. Dans ce second film " Les Vacances de monsieur Hulot" ( 1953 ), on partage avec cet ami extravagant deux semaines de vacances sur une plage bretonne proche de Saint-Nazaire, où nous le voyons semer le trouble par ses maladresses, ses fantaisies, ses manières d'hurluberlu parmi la clientèle de l'hôtel où il séjourne, avec un irrésistible plaisir. Tati a su saisir le rituel des vacanciers et les attitudes estivales de la classe moyenne, à l'heure où notre société entre dans l'ère de la consommation de masse. De cette observation aiguë va naître une poésie du quotidien profondément intelligente, servie par une grande liberté d'écriture qui préfigure déjà ce que sera, quelques années plus tard, la Nouvelle Vague, soucieuse de filmer en temps réel et sur le vif le monde contemporain. Hulot, l'innocent, l'optimiste, le fantaisiste, l'incorrigible gaffeur affirme son individualité à l'égard d'une société dont le conformisme est décapé sans méchanceté par des gags inénarrables.


Aux vacances de Mr Hulot succède " Mon Oncle" ( 1958 ), tourné en couleurs. Hulot habite alors une maison tarabiscotée dans la banlieue parisienne en pleine rénovation, envahie de grues et de pelleteuses dans un bruit assourdissant. Célibataire, il est très attaché à son neveu qui habite avec ses parents une villa coquette d'un quartier résidentiel pourvue des derniers équipements et gadgets à la mode. Hulot vient souvent lui rendre visite et se plait à emmener l'enfant se promener et se distraire. Il en profite pour lui faire découvrir un monde inhabituel, celui des terrains vagues, des jeux où entre une grande part d'imagination. Pour l'enfant, c'est tout bonnement l'apparition d'un univers inconnu où l'on s'accorde quelques permissions et quelques débordements et dont on revient avec les mains sales et les genoux écorchés, au grand dam des parents. En 1958, la France est à l'orée de ce que l'on appellera la société de consommation. Aussi, pour créer un habitat plus conforme aux normes exigées par la vie moderne, commence-t-on à raser les immeubles insalubres. Mon Oncle a été tourné à Saint-Maur et son comique naît principalement du contraste entre le quartier huppé des nouveaux riches ( auxquels appartiennent la soeur et le beau-frère de Mr Hulot ) et les quartiers anciens, faits de bric et de broc, mais qui ont conservé leur chaleur villageoise. Au conformisme de la modernité s'oppose la poésie des terrains vagues, des chiens errants et du petit peuple de la France profonde. L'utilisation remarquable des sons, du langage, des gags empruntés à la réalité la plus immédiate font de Mon Oncle, comme des Vacances de monsieur Hulot, des chefs-d'oeuvre où se tissent étroitement satire du présent et nostalgie du passé. Du progrès, Tati prévoyait en visionnaire les effets déshumanisants et affirmait pour lui-même son inadaptation à une modernité sans âme, dont la jeunesse est la première à souffrir aujourd'hui. Le cinéaste défendait ainsi une certaine idée d'un bonheur paisible, fondé sur des relations humaines harmonieuses et faisait, pour nous en convaincre, exister un univers conforme au rythme de l'homme.


Après "Mon Oncle", il va travailler pendant des années à "Playtime", qui coûtera 15 millions de francs et construira, en studio, pour les besoins du film, le décor d'une ville ultra-moderne avec gratte-ciel et buildings industriels en verre et acier. Présenté pour les fêtes de fin d'année 1967, ce long métrage, sorte d'oeuvre testament, après un certain succès de curiosité, va être une catastrophe commerciale dont Tati ne se remettra jamais. Le public ne le suit guère dans les dédales de cette ville où les touristes cherchent vainement le Paris folklorique d'antan. Ce monde kafkaïen les égare, seul Hulot reste Hulot avec son imperméable, son parapluie et son chapeau, mais les disproportions entre ce nouveau monde et l'ancien désorientent complètement les spectateurs pas encore prêts à une anticipation qui les prend de cours. Décidément cette satire mécanique, uniforme et glaciale déplaît aux Français qui entendent, d'une part, goûter aux bienfaits de l'industrialisation et, d'autre part, ne comprennent pas que le cinéaste se soit à ce point endetté pour un film qui n'avait d'autre objectif que celui de les distraire. Tati s'en expliquera par la suite et procédera à des coupures, mais cela ne suffira pas à sauver ce monument incompris qui le ruinera. Truffaut lui écrira à ce propos : " C'est un film qui vient d'une autre planète où l'on tourne les films différemment." Playtime", c'est peut-être l'Europe de 1968 filmée par le premier cinéaste martien, "leur" Louis Lumière ! Alors il voit ce que l'on ne voit plus et il entend ce que l'on n'entend plus et filme autrement que nous".


Les soucis pécuniaires et les désagréments qu'engendrera cette oeuvre titanesque, si mal perçue, assombriront les dernières années de vie de celui qui avait cru possible de faire entrer la parodie sur le grand écran pour contrefaire la réalité tragique de la vie, de façon à ce que le rire l'emporte sur l'inquiétude. Tati tournera encore Trafic en 1970 et Parade en 1974, mais le coeur n'y sera plus. Souvenons-nous que les génies ont toujours tort avant les autres et toujours raison après eux...Il meurt à Paris le 5 novembre 1982.
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le 6 août 2014

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