Monsieur
7.1
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Film de Rohena Gera (2018)

L’Inde, de nos jours. Un pays écartelé entre la modernité architecturale de ses grandes villes, telle Bombay, et l’archaïsme de certaines de ses traditions, évidemment croissant à mesure que l’on s’éloigne de l’anonymat des mégapoles. Rohena Gera a voulu se glisser dans cet écart et en explorer les dégâts intimes dans la vie personnelle et amoureuse.


Le phénomène sur lequel se penche la réalisatrice est celui des castes. Dès son enfance, elle s’est étonnée devant la cohabitation très intime des maîtres et de leurs serviteurs au sein d’une même demeure, alors que cette cohabitation ne faisait pas tomber les murs invisibles dressés entre les deux catégories d’occupants, les uns et les autres n’ayant pas accès aux mêmes usages, à l’intérieur de ce même espace, comme si les uns et les autres n’appartenaient pas à la même catégorie d’êtres humains... Également scénariste, elle imagine ici la relation de plus en plus étroite qui va prendre naissance, dans un luxueux appartement moderne, entre un jeune maître, Ashwin (Vivek Gomber), revenant seul de son mariage annulé, et sa servante à peine plus jeune, Ratna (Tillotama Shome), veuve depuis l’âge de dix-neuf ans.


Très subtilement, est dépeinte la montée d’un amour, fondé sur la délicatesse de Ratna et la sensibilité qu’elle manifeste, puis sur l’intérêt, d’abord presque paternel, que va lui porter Ashwin. La jeune femme désire en effet échapper à son statut de servante et servir sa passion des tissus et de la couture en devenant styliste ; mais le chemin s’annonce rude, au sein d’une société si fortement clivée, pour une modeste villageoise dépourvue d’appuis. Rapidement, un rôle de soutien, d’abord discret, se dessine pour le maître, de plus en plus respectueux devant la force de caractère de sa servante.


Dans cet appartement aux couleurs chaudes, où le bois brun sombre est présent, tout juste rehaussé par l’éclat des coloris drapés autour du corps délicat de Ratna, il est astucieux, de la part de la scénariste-réalisatrice, de montrer que ce n’est pas l’éveil d’un désir qui, dans cette culture pourtant aussi fortement sensuelle, va permettre le dépassement du système de castes, mais bien la dimension de respect, qui accorde soudain à l’autre un droit d’existence à part entière.


Bien entendu, une nouvelle distorsion se fera jour, cette fois entre la fluidité de la vie, son imprévisibilité, ses cadeaux, et la rigidité totalement pétrifiée du regard social. Mais l’Inde, avec les ondulations de ses fleuves et la puissance de leurs crues, ne saurait s’incliner devant un mur... Et la simple articulation d’un prénom se révèlera porteuse de promesses infinies...


Aucun des deux acteurs principaux n’est bouleversant de beauté. Pourtant, leur amour est si « brave », pour reprendre l’adjectif utilisé en anglais par le jeune maître, qu’il ne tarde pas à emporter notre adhésion.
Rohena Gera signe ici un très joli premier film, qui alimente précieusement la réflexion concernant l’affranchissement des femmes et le gain de liberté qui y est indissociablement attaché pour les hommes eux-mêmes...

AnneSchneider
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le 20 oct. 2018

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Anne Schneider

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