Inutile de dire qu'il ne faut pas lire cette critique avant d'avoir vu le film (et si vous l'avez pas vu, grouillez-vous !).

Evidemment tout le monde a déjà parlé en long, en large et en travers du chef-d'oeuvre de David Lynch, le meilleur film des années 2000 pour Les Cahiers du cinéma et tout un tas de cinéphiles (dont je suis), le film onirique par excellence, le film sur Hollywood par excellence, le film par excellence. Bref, tout ça pour dire que si je dis tout le bien que je pense du film (et j'en pense beaucoup beaucoup beaucoup de bien) en expliquant pourquoi faire revivre la mythologie du film noir des origines, filmer le L.A. nocturne comme un séduisant prédateur, montrer la vérité de l’industrie du cinéma hollywoodienne, et mettre en scène une histoire d'amour déchirante fait de MD le chef-d'oeuvre du millénaire, je ne vois pas pourquoi on lirait ma critique et pas celle des 10000 autres fans transis qui ont déjà hurlé leur amour pour Mulholland Drive sur SensCritique. Alors je vais essayer d'adopter un autre point de vue sur le film.

Partons du fameux article "Montage interdit" d'André Bazin, compris dans Qu'est-ce que le cinéma ?. Dans cet article, Bazin expose sa théorie selon laquelle il est obligatoire pour un cinéaste de montrer simultanément, dans un même plan, les deux facteurs sur lesquels repose l'événement montré. "Quand l'essentiel d'un événement est dépendant d'une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l'action, le montage est interdit." Selon Bazin, un metteur en scène ne peut séparer par le montage ce qui cohabite et interagit dans l'espace diégétique du film. Citant l'exemple de Nanouk l'esquimau, Bazin écrit "Il serait inconcevable que la fameuse scène de la chasse au phoque de Nanouk ne nous montre pas dans le même plan, le chasseur, le trou, puis le phoque".

Quel rapport avec Lynch ? C'est qu'à deux reprises au moins dans MD, Lynch monte ce qui ne devrait pas l'être. C'est le cas quand Rita se réfugie chez la tante de Betty et est vue - ou tout du moins le croit-on - par cette même tante, qui, très étonnamment, ne s'en soucie guère. A ce moment-là du récit, le spectateur ne peut savoir que ce qu'il voit n'est qu'un rêve, et encore moins doit-il le savoir. Il est nécessaire que le spectateur ne se doute pas qu'il s'agit d'un rêve, afin que le fameux twist des deux tiers fasse son entier effet. Evidemment, dans un rêve, tout est possible : la tante peut très bien laisser sciemment Rita s'introduire chez elle, alors qu'elle ne la connaît pas, mais dans la réalité, ce serait légèrement moins plausible. Alors le montage devient nécessaire. Il fallait, pour Lynch, ne montrer cette scène qu'en champ-contrechamp, afin de ne pas entériner le caractère tout-à-fait invraisemblable de ce qui se passe.

Deuxième exemple, beaucoup plus tard dans le film (après environ deux heures, c'est-à-dire dans la "deuxième partie"), lors de l'hallucination de Camilla par Diane dans sa cuisine. Encore une fois, Lynch monte, et encore une fois c'est tout-à-fait justifié. Je tiens cette scène pour l'acmé stylistique du film, c'est-à-dire pas loin de l'acmé stylistique du cinéma lui-même (alors qu'il ne s'agit que d'un champ-contrechamp !).
Décrivons la scène. 4 plans :
1 - Gros plan de Naomi Watts/Diane dans sa cuisine, d'abord défait, son visage s'éclaircit brusquement (exemplaire au passage de la phrase de Bresson dans les Notes sur le cinématographe : "L'effet avant la cause")
2 - Contrechamp, gros plan de Laura Harring/Camilla, resplendissante, habillée comme lors de la scène de la découverte du cadavre chez Diane dans le rêve (une de mes scènes préférées d'ailleurs)
3 - A nouveau Naomi Watts, dont la mine devient progressivement déconfite, terrifiante
4 - Contrechamp, mais cette fois c'est Naomi Watts qui tient la place de Laura Haring deux plans plus tôt.
Le montage est le seul artifice utlisé par Lynch pour rendre compte de l'hallucination, et comme les deux personnages ne sont pas présents simultanément (puisque l'une des deux est hallucinée), le montage est autorisé, et plus que ça, il est le plus puissant artifice.

Mulholland Drive est un chef-d'oeuvre, c'est entendu, mais c'est même plus que ça puisque Lynch y crée son propre langage cinématographique, profondément cinématographique, avant de tout reprendre à zéro pour son second chef-d'oeuvre : INLAND EMPIRE.

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le 3 mars 2014

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Neumeister

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